MÉMOIRE, HISTOIRE, OUBLI Paul Ricœur Editions Esprit | « Esprit » 2006/3 Mars/a

MÉMOIRE, HISTOIRE, OUBLI Paul Ricœur Editions Esprit | « Esprit » 2006/3 Mars/avril | pages 20 à 29 ISSN 0014-0759 ISBN 9782909210448 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2006-3-page-20.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Paul Ricœur, « Mémoire, Histoire, Oubli », Esprit 2006/3 (Mars/avril), p. 20-29. DOI 10.3917/espri.0603.0020 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. 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Face aux sciences humaines : inspiration et réception Mémoire, Histoire, Oubli Paul Ricœur* LE TITRE que je donne à cette conférence rappelle celui de mon récent livre, bien sûr ; pourtant ce que propose ici n’est pas un simple survol de ce volume en trois parties, mais bien plutôt une sorte de relecture critique procédant d’un renversement de point de vue. Dans quel sens ? Le fil conducteur de mon livre est l’écriture de l’histoire conformément à la définition lexicale de l’histoire comme historiogra- phie. D’où l’ordre donné à cette thématique : d’abord la mémoire en tant que telle ; puis l’histoire en tant que science humaine, et l’oubli comme dimension de la condition historique des humains que nous sommes. La mémoire, selon cette construction linéaire, était envisa- gée simplement comme matrice de l’histoire, tandis que l’historiogra- phie déployait son propre parcours au-delà de la mémoire, du niveau des témoignages écrits conservés dans les archives, jusqu’au niveau des opérations d’explication ; puis de là à l’élaboration du document historique comme œuvre littéraire. L’oubli était alors surtout traité comme une menace pour l’opération centrale de la mémoire, la rémi- niscence, l’anamnesis des Grecs, et donc comme une limite à la pré- tention de la connaissance historique de fournir un compte rendu fiable des événements passés. Du point de vue de l’écriture de l’his- toire, la notion de passé historique semble être l’ultime et irréduc- tible référence de tout le travail de l’historiographie. Ce que je propose aujourd’hui, c’est de déplacer le point de vue adopté de l’écriture à la lecture ou, en termes plus larges, de l’élabo- ration littéraire du travail historique à sa réception, soit publique, soit privée, selon les lignes d’une herméneutique de la réception. Ce * La version originale de cette conférence a été écrite et prononcée en anglais par Paul Ricœur le 8 mars 2003 à la Central European University de Budapest dans le cadre d’une conférence internationale intitulée “Haunting Memories? History in Europe after Authoritaria- nism”. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/08/2016 13h55. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/08/2016 13h55. © Editions Esprit Mémoire, Histoire, Oubli 21 déplacement me donnerait l’occasion d’extraire du traitement linéaire dont j’ai parlé, pour les mettre en lumière, certains problèmes cru- ciaux qui concernent manifestement la réception de l’histoire plutôt que son écriture. Les questions en jeu concernent la mémoire, non plus comme simple matrice de l’histoire mais comme réappropriation du passé historique par une mémoire que l’histoire a instruite et bien souvent blessée. Comme nous le verrons, la question du devoir de mémoire ou d’au- tres problèmes cruciaux faisant appel à une politique de la mémoire – amnistie contre crimes imprescriptibles – peuvent être placés sous le titre de la réappropriation du passé historique par une mémoire instruite par l’histoire, et souvent blessée par elle. Je me propose ici de tirer les conséquences les plus intéressantes de ce déplacement de point de vue en ce qui concerne la relation entre la mémoire et l’histoire. Si on la traite d’une manière non linéaire mais circulaire, la mémoire peut apparaître à deux reprises au cours de notre analyse : d’abord comme matrice de l’histoire si l’on se place du point de vue de l’écriture de l’histoire, puis comme canal de la réappropriation du passé historique tel qu’il nous est rapporté par les comptes rendus historiques. Mais ce déplacement du point de vue n’implique pas que nous abandonnions la description phénomé- nologique de la mémoire en soi, quel que soit son rapport à l’histoire. Nous ne pourrions pas parler sérieusement de la réappropriation du passé historique effectuée par la mémoire si nous n’avions pas, au préalable, envisagé les énigmes qui obèrent le processus mémoriel en tant que tel. La première énigme en jeu est en rapport avec l’idée même de représentation du passé comme mémoire. Comme on le trouve chez Aristote dans son petit traité « De la mémoire et de la réminiscence », la mémoire est « du passé ». Quel sens donner à cette simple préposi- tion « de » ? Voici : un souvenir surgit à l’esprit sous la forme d’une image qui, spontanément, se donne comme signe de quelque chose d’autre, réellement absent mais que l’on tient pour ayant existé dans le passé. Trois traits se trouvent réunis de façon paradoxale : la pré- sence, l’absence, l’antériorité. Pour le dire autrement, l’image-souve- nir est présente à l’esprit comme quelque chose qui n’est plus là mais qui y a été. Une métaphore joue un rôle important tout au long du travail d’élu- cidation de cette énigme et peut nous aider un moment : celle de l’empreinte, comme celle de la marque du sceau dans la cire ; la notion de trace fait, elle aussi, partie du même ensemble de méta- phores utiles. Il n’en demeure pas moins la même énigme : l’em- preinte ou la trace, toutes deux, sont pleinement présentes, mais par leur présence renvoient à la frappe du sceau ou à l’inscription initiale Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/08/2016 13h55. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/08/2016 13h55. © Editions Esprit Mémoire, Histoire, Oubli 22 de la trace. De plus, la notion d’absence a plusieurs significations : cela peut être celle de l’irréalité d’entités fictives, de phantasmes, de rêves, d’utopies ; l’absence du passé est quelque chose d’entièrement différent. Elle comprend le sens de la distance temporelle, de l’éloi- gnement, de l’enfoncement dans l’absence, marqué dans notre langue par les temps verbaux ou des adverbes comme « avant », « après ». C’est là l’énigme que la mémoire laisse en héritage à l’histoire : le passé est en quelque sorte présent dans l’image comme signe de son absence, mais une absence qui, bien que n’étant plus, est tenue pour ayant été. Cet « ayant été » est ce que la mémoire s’efforce de retrou- ver. Elle revendique sa fidélité à cet « ayant été ». La thèse est que ce déplacement de l’écriture à la réception et à la réappropriation n’abo- lit pas cette énigme. Confrontée à une telle énigme, la mémoire ne manque pas de res- sources. Depuis Platon et Aristote, nous parlons de la mémoire non seulement en termes de présence/absence, mais aussi en termes de rappel, de remémoration, ce qu’ils nommaient anamnesis. Et lorsque cette quête aboutit, nous parlons de reconnaissance. C’est à Bergson que nous devons d’avoir ramené la reconnaissance au centre de toute la problématique de la mémoire. Par rapport au difficile concept de la survie des images du passé quelle que soit la conjonction faite entre les notions de reconnaissance et de survie du passé, la reconnais- sance, prise comme une donnée phénoménologique, demeure une sorte de « petit miracle » comme j’aime à le dire. Aucune autre expé- rience ne donne à ce point la certitude de la présence réelle de l’ab- sence du passé. Bien que n’étant plus là, le passé est reconnu comme ayant été. Bien sûr, on peut mettre en doute une telle prétention à la vérité. Mais nous n’avons rien de mieux que la mémoire pour nous assurer que quelque chose s’est bien passé avant que nous déclarions nous en souvenir. Telle est à la fois l’énigme et sa fragile résolution, que la mémoire transmet à l’histoire, mais qu’elle transmet aussi à la réappropriation du passé historique par la mémoire parce que la reconnaissance demeure un privilège de la mémoire, dont l’histoire est dépourvue. Mais en est également dépourvue la réappropriation du passé historique par la mémoire. L’histoire peut au mieux fournir des constructions qu’elle déclare être des reconstructions. Mais entre des uploads/Histoire/ 2006-3espri-ric.pdf

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  • Publié le Mar 26, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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