84 Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 82 En 2011 une collaboratrice des
84 Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 82 En 2011 une collaboratrice des éditions Delga a fait circuler le petit dossier ci-dessous formé de ma critique du livre de Domenico Losurdo, philosophe italien spécialiste de Hegel, intitulé Staline, histoire et critique d’une légende noire, et la réponse de Losurdo, rédigée en 2011. À l’époque je n’ai pas jugé utile de répondre à cette réponse. Au printemps de cette année, on m’a demandé de le faire pour traduire en anglais et diffuser en Inde les deux premiers textes et ma réponse. Losurdo est mort en 2017. Des esprits pervers et malinten- tionnés affirmeront peut-être que, craignant les foudres de l’hégélien, j’ai prudemment attendu sa mort pour répliquer. Il n’en est rien, mais chacun croira ce qu’il voudra. À propos du Staline de Losurdo : le débat entre Jean-Jacques Marie et Domenico Losurdo « Socialisme du Goulag ! », écrit Jean-Jacques Marie. « Pensée primitive », répond Losurdo. Nous publions une critique de Jean-Jacques Marie (collabo- rateur à La Quinzaine littéraire et fondateur des Cahiers du mouvement ouvrier (CMO)) du livre Staline, histoire et cri- tique d’une légende noire, et la réponse de Domenico Losurdo, auteur du livre. Une version courte du texte de Jean-Jacques Marie a été publiée dans le n°1034 de La Quinzaine littéraire, parue le 15 mars 2011. Staline et un spécialiste de Hegel Domenico Losurdo.(D.R.) Jean-Jacques Marie. (D.R.) 0083-cmo 82.qxp_mise en page 1 22/05/2019 11:35 Page84 À cœur vaillant rien d’impossible, si l’on en croit les scouts. Domenico Losurdo dé- ment cette mâle devise. Cœur vaillant, il l’est sans aucun doute pour tenter de réha- biliter staline. Mais l’inanité d’une telle entreprise, dont l’ambition est sans doute démesurée, saute vite aux yeux. Vade retro, Khrouchtchev ! Il vitupère le rapport prononcé par Khrouchtchev contre certains crimes de staline lors d’une ultime séance à huis clos du XXe Congrès du PCUs en février 1956. Il en dé- forme d’abord la portée. À l’en croire, ce rapport serait un « réquisitoire qui se propose de liquider Staline sous tous ses as- pects ». Or Khrouchtchev affirme d’emblée : « Le but du présent rapport n’est pas de procéder à une critique approfondie de la vie de Staline et de ses activités. Sur les mé- rites de Staline, suffisam- ment de livres, d’opus- cules et d’études ont été écrits durant sa vie. Le rôle de Staline dans la préparation et l’exécu- tion de la guerre civile, ainsi que dans la lutte pour l’édification du socialisme dans notre pays est universellement connu. Chacun connaît cela parfaitement. » Et pour qui n’au- rait pas compris il ajoute : « Le Parti a mené un dur combat contre les trotskistes, les droitiers et les nationalistes bourgeois (…). Là, Staline a joué un rôle positif. » Khrouchtchev n’a donc rien à dire sur les procès de Moscou, dont Domenico Losurdo reprend nombre d’inven- tions présentées par lui comme autant de véri- tés. Merci donc à staline pour la liquidation des opposants de toutes nuances ! Khrouchtchev précise en effet : « Staline avait toujours tenu compte de l’opinion de la collec- tivité avant le XVIe Congrès », qui se tint en janvier 1934. Jusque-là staline a donc été un excellent dirigeant communiste. staline ne de- vient mauvais que lorsqu’il commence à liqui- der ses propres partisans à partir de 1934. Losurdo gomme cette précision pour mettre sur le même plan Khrouchtchev et Trotsky. Direction collective contre « culte de la personnalité » Je dis Khrouchtchev mais Domenico Losurdo semble ignorer (ou dissimule) que Khrouchtchev n’est en réalité pas l’auteur dudit rapport. Ce dernier a été ré- digé par Piotr Pospelov, sur la base des travaux d’une commission du Praesidium du comité central dirigée par lui. Ce Pospelov avait été le principal rédacteur de la biographie officielle de staline pu- bliée au lendemain de la guerre et long- temps rédacteur en chef de la Pravda. Un bon et authentique stalinien donc. Khrouchtchev s’est contenté d’ajouter au texte de Pospelov quelques saillies de son cru comme le détail (inventé et grotesque) selon lequel staline aurait dirigé les opé- rations militaires de la seconde Guerre mondiale sur un globe terrestre. Deux ou trois plaisanteries du même acabit ne mo- difient qu’à la marge la nature et la portée d’un rapport produit collectif d’une com- mission formée de partisans de staline. Ces staliniens ont un seul souci traduit par le reproche de « culte de la personnalité » adressé à staline. son sens très simple échappe complètement – malgré l’aide de Hegel – à Losurdo. Il signifie que le pou- voir est maintenant entre les mains, non du Guide suprême et Père des peuples, mais du comité central que staline n’avait convoqué que quatre fois de 1941 à sa mort en 1953. C’est ce que Khrouchtchev avait promis au comité central lors de sa réunion de juin 1953 pour juger Beria. Et c’est ce que les membres du comité cen- tral, réduits au silence les treize dernières années de la domination de staline, veu- lent entendre : « Maintenant nous aurons une direction collective (…). Il faut convo- quer régulièrement les plenums du comité 85 staLine et un sPéciaListe de hegeL Le texte de Jean-Jacques Marie : « Le socialisme du Goulag ! » Le rapport Khrouchtchev de Jean-Jacques Marie paru en 2015. (D.R.) 0083-cmo 82.qxp_mise en page 1 21/05/2019 12:16 Page85 86 Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 82 central. » Le rapport lu par Khrouchtchev au nom du Praesidium du comité central est l’expression de cette volonté collec- tive. La déportation des peuples… « une carence de bon sens » ! Les arguments de Losurdo se résument en général à un schéma simple : tous les États, tous les gouvernements font la même chose ! Alors, que reprocher à staline ? Il cite ainsi le passage où le rap- port Khrouchtchev dénonce les déporta- tions de certains peuples en 1943-1944 : « Non seulement un marxiste-léniniste, mais tout homme de bon sens ne peut comprendre comment il est possible de tenir des nations entières responsables d’activité inamicale, y compris les femmes, les enfants, les vieillards, les communistes et les komsomols (la jeu- nesse communiste) au point de recourir contre elles à la répression massive et de les condamner à la misère et à la souf- france en raison d’actes hostiles perpé- trés par des individus ou des groupes d’individus. » Khrouchtchev énumérait seulement cinq peuples déportés sur la douzaine qui subi- rent ce sort et que Losurdo – qui ne lui re- proche nullement ce choix sélectif – se garde bien d’énumérer. Losurdo évoque en quelques mots « l’horreur de la puni- tion collective », mais, une fois faite cette concession humanitaire à une tragédie qui vit périr en moyenne un quart des déportés – au premier chef vieillards et enfants – au cours de leur interminable transfert, il ajoute cyniquement : « Cette pratique ca- ractérise la Seconde guerre de Trente ans (1) (à commencer par la Russie tsa- riste qui, bien qu’alliée à l’Occident libé- ral, connaît au cours du premier conflit mondial “une vague de déportation”) de « dimensions inconnues en Europe (sur- tout d’origine juive ou germanique) ». Il évoque ensuite l’expulsion des Hans du Tibet par l’ultra-réactionnaire Dalaï Lama qui flirta un moment avec les nazis, puis l’internement dans des camps de tous les citoyens américains d’origine japonaise par le président américain démocrate Roosevelt en 1942. Donc, conclut benoî- tement notre philosophe italien : « Si elle n’était pas distribuée de façon égale la carence de “bon sens” était bien répan- due chez les leaders politiques du XXe siè- cle. » Et passez muscade ! Donc, dans la patrie triomphante du socia- lisme (car pour Losurdo, le socialisme s’est épanoui en URss) et qui a réalisé l’unité des peuples, il est normal que l’on utilise les mêmes procédés que les chefs des pays capitalistes ou un obscurantiste féodal et même que le tsar Nicolas II. Ce dernier, en 1915, en réponse à l’avance al- lemande, fit effectivement, déplacer vers l’Est un demi-million de juifs, soupçonnés officieusement d’espionnage au profit des Allemands. Mais la référence justifica- trice est malencontreuse, car si barbare que fut ce transfert, il fit beaucoup moins de morts que celui des Coréens sovié- tiques en 1937 (en l’absence de toute guerre), qualifiés collectivement d’es- pions potentiels au compte du Japon… dont ils avaient fui la terreur que le Japon déchaînait dans leur pays, ou que celui des Tatares de Crimée, des Kalmouks, des Tchétchènes et des Ingouches en 1944. Ajoutons que la déportation de ces deux derniers peuples est l’une des causes de la tragédie que vit leur région depuis près de vingt ans. L’héritage de staline fait couler le sang encore aujourd’hui. Losurdo utilise la même argumentation lorsqu’il évoque le Goulag en faisant défi- ler toutes les horreurs concentrationnaires des pays coloniaux… Un héritier des procès de Moscou Losurdo reprend à son compte les falsifi- cations des procès de Moscou, mais sans se référer directement à uploads/Histoire/ a-propos-du-staline-de-domenico-losurdo-le-debat-entre-jean-jacques-marie-et-domenico-losurdo-cahiers-du-mouvement-ouvrier-n0-82-pp-84-98.pdf
Documents similaires
-
15
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 29, 2022
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
- Taille du fichier 1.6001MB