D'une Théorie de la structure à une théorie du sujet: un entretien avec Alain B

D'une Théorie de la structure à une théorie du sujet: un entretien avec Alain Badiou Propos réunis par Peter Hallward, à Paris, le 6 mai 2007 PH: J’aimerais commencer avec quelques détails anecdotiques. Les Cahiers pour l’Analyse sont lancés en 1966. Qu’est-ce qui se passe à l’Ecole Normale Supérieure à cette époque là, vers 1964-65? Qu’est-ce que c’est le Cercle d’Epistémologie, et comment la revue est-elle lancée? AB: D’abord je vais t’avouer que je ne sais pas grand-chose là-dessus. Moi, l’Ecole Normale, je n’y étais plus; je suis arrivé en 1956, et je l’ai quittée en 1961. Je suis plus vieux que toute cette chose. D’abord je suis parti en province et ensuite au service militaire. Donc dans l’année 1962-63, dans les années préliminaires de tout cela, je suis vraiment très loin de la scène intellectuelle normalienne. D’autant plus loin qu’à l’époque je m’occupe principalement d’écriture romanesque. C’est l’époque où je suis dans Almagestes et Portulans.1 Donc je ne serai remis dans ce processus qu’avec un net décalage; je te raconterai cela après. En réalité ma reprise de contact avec tout cela c’est en 1966. PH: C’est-à-dire au commencement même des Cahiers pour l’Analyse. AB: Oui, juste après le commencement, enfin, en 1966-67. Je ne suis vraiment incorporé à la direction des Cahiers pour l’Analyse qu’en 67. Donc ça va être une expérience également très courte, puisqu’il va s’interrompre en 68, comme tu le sais. C’est le premier point que je veux dire. Moi je suis un élément tardif, appartenant de fait à une autre génération. Parce que même s’il n’y a que quelques années de différence, elles sont idéologiquement et philosophiquement très importantes. En particulier par exemple je suis de formation sartrienne... PH: Et pour les autres membres du Cercle, Sartre était une référence? Son nom ne paraît que rarement dans les Cahiers. AB: Non, non, les autres ne sont plus de formation sartrienne. Ils sont même très éloignés de cela, très critiques. Je reviendrai tout à l’heure sur les conditions dans lesquelles je vais me réincorporer dans ce processus. Ceci dit, ce qui se passe à l’Ecole dans cette année là, je peux le reconstituer en partie, parce que ça a commencé avant. En réalité ce qui c’est installé à l’Ecole Normale à partir de la fin des années 50, je le définirai comme une sorte de conflit obscur ou d’articulation difficile entre, d’une part, un héritage philosophique à dominante phénoménologique – même si cela a la forme ‘Sartre et Merleau-Ponty’... PH: Ceci à travers Jean Hyppolite et compagnie? AB: A travers Hyppolite en particulier, qui est quand même le régent philosophique de l’Ecole. Et, d’autre part, l’apparition, la constitution de ce qui sera nommé le structuralisme. PH: Qui veut dire, essentiellement, à l’Ecole, Althusser? AB: Attend, il y a autre chose. La tension entre ces deux tendances va caractériser cette époque avant les interventions d’Althusser. Parce que moi, quand j’étais à l’Ecole, Althusser n’intervenait pas. Il était d’abord souvent absent, et tout le monde savait qu’il était membre du parti communiste. Tout le monde savait qu’il n’était pas du tout dans l’élément théorique de la phénoménologie de Sartre etc., mais il n’intervenait pas de façon novatrice ou positive. Il était notre maître, mais de façon assez classique. PH: Il donnait des cours sur l’histoire de la philosophie, n’est-ce pas? Descartes, Malebranche... AB: Voilà, il faisait la correction des rédactions, la préparation à l’agrégation. Il faisait venir des philosophes sur différents points. La situation commence à changer à partir de 1963-64: les deux évènements qui se sont produits dans ces années là, c’est le transport du séminaire de Lacan à l’Ecole Normale Supérieure et le cycle de séminaires d’Althusser conduisant à Lire le capital. Moi, quand je suis à l’Ecole (1956-1961) il n’y a rien de tout ça. Ce qu’il y a, c’est une montée dispersée, hésitante, une sorte de recherche dans la direction de ce qui se passe, le structuralisme, et dont les appuis fondamentaux sont en réalité dans les lectures que nous faisons à l’époque, dans les discussions que nous avons, la découverte – très rétrospective – de Lévi-Strauss. Une lecture tout à fait importante, pour moi en tous cas, a été Les Structures élémentaires de la parenté. PH: De 1948-49. AB: Oui, voilà, mais en réalité le livre est resté, pendant au moins dix ans, sans être vraiment lu par d’autres que par des spécialistes. Là il devient une référence publique. La linguistique, l’apprentissage de la linguistique structurale, de la phonologie, la découverte à la fois de Troubetzkoy et de Jakobson, l’intérêt pour l’épistémologie des mathématiques, pour la logique formelle, très peu enseignée à l’époque, que nous découvrons par nos propres moyens – il n’y avait qu’un seul enseignant qui parlait de ça, c’était Roger Martin, c’était le seul répondant. Donc il y a eu un effort mathématico-logique que nous avons assumé. PH: Tu étais déjà engagé dans cette voie, à l’époque? AB: Oui, j’avais, moi, une formation mathématique, mais même ceux qui n’en avaient pas s’y sont intéressés, enfin, le petit groupe qui était pris dans ce mouvement philosophique. On commence à lire la tradition analytique, Carnap et puis Wittgenstein. PH: Et Frege? Il est un point de référence majeur dans le premier volume des Cahiers. AB: Et puis, un peu après, Frege. C’est un peu plus tard. Voilà, et donc à travers tout ça on bricole un certain nombre de choses, dans lesquelles va s’insérer la découverte de Lacan. Alors la découverte de Lacan j’y suis personnellement très lié, parce que dès 1959 j’ai commencé à prendre connaissance de la Revue sur la psychanalyse, c’est-à-dire les premiers textes publics de Lacan. Althusser aussi commence à repérer cette affaire-là à cette époque. Je suis d’ailleurs une fois allé suivre le séminaire de Lacan à Sainte-Anne avec Althusser. Ça devait être en 1960. Hyppolite lui-même participe aux séminaires de Lacan, comme on sait. Donc lui-même, Hyppolite, garant de la tradition hégélienne et phénoménologique, se déplace – si je puis dire – du côté de ces éléments novateurs. Il connaît d’ailleurs fort bien Lévi-Strauss aussi. C’est un esprit très curieux, Hyppolite, qui connaissait toutes les figures de la modernité, qui avait une disponibilité très grande à s’emparer de tout ça. Donc, encouragé, finalement, par Hyppolite et Althusser etc., je fais le premier exposé systématique sur Lacan à l’Ecole Normale Supérieure en 1960, ou peut-être en 61. PH: A cette époque là tu avais 24 ans ou quelque chose comme ça? Tu étais encore élève à l’Ecole Normale? AB: Oui j’avais 24 ans exactement. J’étais encore inscrit comme élève parce que j’ai fait cinq ans à l’Ecole. J’ai passé l’agrégation en 60 et j’ai eu une année supplémentaire. PH: Et tu es parti pour le service militaire en... AB: ... en Novembre 61, voilà. Pendant l’année 60-61 j’ai fait donc ces deux séances de séminaires sur Lacan, qui je crois ont été les premiers séminaires systématiques sur Lacan faits dans l’espace stricte de la philosophie, puisque moi je n’étais pas du tout psychanalyste. PH: Et à cette époque là des gens comme Milner et Miller étaient là aussi? AB: Ils venaient d’arriver. Peut-être Miller même pas. Venaient d’arriver des gens comme Balibar ou Regnault. Mais entre quelqu’un comme moi qui était en dernière année, en cinquième année, et eux qui arrivaient en première année, les rapports étaient forcément très limités, puisque le noyau qui se constituait était celui de ceux qui préparaient l’agrégation ou de ceux qui étaient déjà en réalité doctorants, qui avaient déjà passé l’agrégation. Si bien qu’à cette époque je n’ai pas de souvenir d’eux du tout. Je ne les connaissais pas. Et enfin, il y a eu ce séminaire sur le Capital, organisé par Althusser. Donc voilà, ça c’était l’ambiance de cette époque là: un intérêt pour le structuralisme, un intérêt pour la formalisation, un intérêt pour la linguistique, un intérêt pour le marxisme. Il y avait aussi l’idée qu’à l’enseignement hérité de la philosophie traditionnelle, dans sa modalité phénoménologique dernière, devait se substituer un nouvel ensemble théorique. C’est la référence aux sciences humaines qui est très importante. Il y a un élément quand même un peu scientiste qui s’installe à cette époque: la référence à la scientificité, à la science, qui va être systématisé après par Althusser. Alors ce qu’il faut comprendre, c’est que nous sommes quand même constitués dans un élément mixte. D’un côté, notre formation est Sartrienne et on continue à porter à Sartre un intérêt considérable. Parce que l’année 60 c’est aussi l’année de la sortie de La Critique de la raison dialectique. Avec Emmanuel Terray et quelques amis on la lit avec passion, on la discute. Lui-même d’ailleurs, Sartre, discute en même temps que nous sur le courant structuraliste et les sciences humaines, et La Critique de la raison dialectique est très marquée par ces discussions. Donc on se reconnaît dans ces discussions, même si les uns ou les autres, on est en tension avec cette dernière tentative de Sartre. Parce que, d’un autre côté, on est déjà uploads/Histoire/ badiou 1 .pdf

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  • Publié le Fev 08, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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