1 De l'anarchisme proudhonien au syndicalisme révolutionnaire : une transmissio
1 De l'anarchisme proudhonien au syndicalisme révolutionnaire : une transmission problématique Samuel Hayat Article paru dans Edouard Jourdain (dir.), Proudhon et l’anarchie, Publications de la société P.-J. Proudhon, 2012. Cet article s’inscrit dans une recherche en cours sur le mouvement ouvrier au XIXe siècle, qui vise à explorer l’hypothèse d’un « moment proudhonien » du mouvement ouvrier français, ouvert par l’expérience de la révolution de 18481. Par « moment proudhonien », je veux dire que le mouvement ouvrier français, qui se trouve à la veille de 1848 à la croisée des chemins, hésitant entre différentes façons de réaliser son émancipation, adopte en 1848 une analyse de ses possibilités, des structures d’organisation, un vocabulaire et des visées en adéquation avec la pensée de Proudhon (et non avec celle de Victor Considerant, de Louis Blanc, de Cabet, de Blanqui ou de Barbès, par exemple). C’est cette proximité énigmatique – Proudhon n’est alors ni le plus influent ni le plus populaire des penseurs socialistes français – que j’entends éclairer dans cette recherche. Dans un précédent article2, j’ai essayé de montrer qu’en 1848, Proudhon formule des idées qui définissent un cadre d’action précis pour les ouvriers : revendiquer une capacité politique qui ne passe pas par la participation à l’appareil d’État, mais par la prise de conscience, l’idéalisation et l’extension des formes d’organisation économique et politique déjà existantes dans le mouvement ouvrier, et que l’on peut regrouper sous le terme de mutuellisme3. Dans d’autres travaux, j’essaie d’expliquer comment et pourquoi les thèses de Proudhon supplantent effectivement celles des autres théoriciens socialistes chez les ouvriers organisés de 1848, chez les défenseurs de la République démocratique et sociale4. Cet article entend ouvrir une nouvelle phase de mes recherches : étudier la façon dont ce « moment proudhonien » se poursuit au-delà de la Seconde République, et permet de rendre compte des formes d’organisation et des idées défendues par le mouvement ouvrier sous le Second Empire puis sous la Troisième République. Dès les premières formulations de ce projet, je me suis rendu compte que j’avançais ici en terrain connu, car l’idée d’un « moment proudhonien » rencontrait une question très largement traitée : celle de l’influence de l’anarchisme proudhonien sur la naissance et le développement du syndicalisme révolutionnaire. Si l’on considère en effet qu’à la fin du XIXe siècle, c’est la toute nouvelle Confédération Générale du Travail (CGT), née du regroupement entre la Confédération du Travail et la Fédération des Bourses du Travail, qui constitue 1 Cette idée de moment proudhonien s’inspire librement de John Greville Agard Pocock, Le moment machiavélien : la pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, trad. Luc Borot, Paris, PUF, 1997. 2 Samuel Hayat, « Pour le droit et contre la loi : les origines ouvrières de l’anarchisme proudhonien », in Anne- Sophie Chambost (dir.), Proudhon : droit ou morale ?, Publications de la Société P.-J. Proudhon, 2011, p. 148- 163. 3 Sur l’origine sociologique des idées proudhoniennes, voir Pierre Ansart, Naissance de l’anarchisme : esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme, Paris, PUF, 1970. 4 Samuel Hayat, « Au nom du peuple français ». La représentation politique en question autour de la révolution de 1848, thèse de doctorat en science politique, Université Paris 8, 2011. 2 l’organe du mouvement ouvrier organisé, alors il est nécessaire de s’interroger sur le rôle de l’héritage de Proudhon dans la création cette organisation. Prouver l’existence d’un « moment proudhonien » du mouvement ouvrier français, c’est nécessairement explorer le rôle de Proudhon dans la formation du syndicalisme révolutionnaire français. Je propose donc ici de reprendre les différentes hypothèses qui ont été faites sur cette question, de les présenter, et de formuler ma propre hypothèse, ainsi que les moyens par lesquels je compte la mettre à l’épreuve dans le futur. Les étapes de l’historiographie La question de l’influence de Proudhon sur le mouvement ouvrier, et en particulier sur le syndicalisme révolutionnaire, n’est pas une question nouvelle5. De l’apparition du syndicalisme révolutionnaire jusqu’aux travaux des historiens contemporains du mouvement ouvrier ou de l’anarchisme, la question a été posée : comment expliquer les similitudes que l’on peut observer entre la pensée de Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire ? Les similitudes sont en effet nombreuses et frappantes, tant au niveau du vocabulaire que des pratiques. Le projet constitutif du syndicalisme révolutionnaire lui-même fait nécessairement écho à Proudhon : en mettant le travail au centre de la réflexion et de la construction de la société, plutôt que la seule citoyenneté, la rupture accomplie avec le républicanisme universaliste semble tout à fait proudhonienne. Les termes utilisés pour désigner les formes d’organisation désirable, à la fois au sein des structures ouvrières et dans le cadre d’une société socialiste, sont eux aussi proudhoniens, le plus évident étant bien sûr le vocabulaire fédéraliste. Enfin, les options stratégiques choisies et mises en œuvre dans le syndicalisme révolutionnaire font nécessairement penser au Proudhon de la Capacité des classes ouvrières : séparation de classe, primauté voire exclusivité donnée aux revendications économiques et sociales, refus de l’action politique – réformiste ou révolutionnaire. Ces similitudes sont d’autant plus étranges que dans d’autre pays, des voies très différentes sont explorées : ainsi, en Angleterre ou en Allemagne, le syndicalisme se crée sinon à l’intérieur, en tout cas en lien constant avec les partis politiques socialistes et ouvriers. Le premier retour à Proudhon (début du XXe siècle) Les raisons de cette similitude ont été analysées et discutées par plusieurs générations de chercheurs. Tout d’abord, par ceux qui ont directement vécu la création de la CGT, et pour lesquels le syndicalisme français est assimilable au syndicalisme révolutionnaire. Cette expérience est en effet contemporaine, en France, d’un véritable « retour à Proudhon »6. On pense évidemment à Georges Sorel et à Edouard Berth, dont les œuvres sont traversées autant par la question du syndicalisme que par la lecture de Proudhon7. Mais il ne faudrait pas oublier l’importance de cette question pour toute une génération d’historiens et de juristes, certains de grande envergure, d’autres plus modestes, qui connaissent l’œuvre de Proudhon et voient avec intérêt le développement du syndicalisme. Moins idéologues que Sorel ou Berth, 5 Pour une présentation complète de l’histoire et des enjeux épistémologiques de cette question, voir Patrice Rolland, « À propos de Proudhon : une querelle des influences », Revue française d’histoire des idées politiques, n° 2, 1995, p. 275-300. 6 Patrice Rolland, « Le retour à Proudhon, 1900-1920 », Mil neuf cent, vol. 10, n° 1, 1992, p. 5-29. 7 Patrice Rolland, « La référence proudhonienne chez Georges Sorel », Cahiers Georges Sorel, vol. 7, n° 1, 1989, p. 127-161. 3 ils essaient de saisir dans le détail les relations entre les idées sociales de Proudhon et les premières expériences syndicales françaises : Jules-Louis Puech consacre en 1907 une thèse au proudhonisme dans l’Internationale8, Gaëtan Pirou une autre, en 1910, sur le proudhonisme et le syndicalisme révolutionnaire9, Maxime Leroy mène de front ses études sur les idées sociales et son analyse exhaustive des règlements d’associations ouvrières10, Edouard Droz s’interroge directement, dans sa biographie de Proudhon, sur son influence sur le mouvement ouvrier11, Lucien Febvre consacre à ce livre un long article dans lequel il explore lui-même la question12… Cependant, si ces travaux sont tous publiés durant les quelques années qui séparent la signature de la Charte d’Amiens du déclenchement de la Première Guerre Mondiale – qui voit le ralliement de la CGT à l’Union Sacrée –, leurs interprétations du lien entre Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire sont tout à fait discordantes. A l’extrême, Droz peut dire que l’influence de Proudhon est massive et directe : s’exerçant constamment sur le prolétariat militant depuis des décennies, cette influence est selon lui telle qu’on peut dire que « par lui- même et par ses disciples, Proudhon a créé pour la plus grande part la CGT »13. A l’autre extrême, Pirou, au contraire, essaie de démontrer qu’il y a plus de différences que de similitudes entre le syndicalisme révolutionnaire (en fait, dans sa thèse, il traite plutôt des idées de Sorel que de la CGT) et l’œuvre de Proudhon. Les positions intermédiaires sont nombreuses : Febvre met en question l’influence de Proudhon sur la CGT, tout en reconnaissant les traits communs, Sorel, Berth et Leroy intègrent le syndicalisme révolutionnaire dans une réflexion bien plus générale, où la pensée de Proudhon n’a qu’un rôle parmi de nombreux autres facteurs, etc. Proudhon autour de mai 68 La question connaît ensuite une période plus calme : le déclin de l’intérêt pour l’histoire des idées, la transformation profonde de la CGT, le développement du marxisme se combinent pour faire de l’influence de Proudhon sur le syndicalisme français une préoccupation secondaire. Il faut attendre le second « retour à Proudhon » des années 1960-1970 pour que la question retrouve une importance. Dans un contexte marqué par l’affaiblissement du marxisme orthodoxe, par la critique du « socialisme réel » et par la montée en puissance du thème de l’autogestion, Proudhon fait alors l’objet d’une redécouverte, et la question de son lien avec le mouvement ouvrier devient d’autant plus importante que uploads/Histoire/ anarchisme-proudhonien-et-syndicalisme-revolutionnaire.pdf
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- Publié le Jui 28, 2021
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