Le futurisme et l’anarchisme : liens entre avant-garde artistique et avant-gard

Le futurisme et l’anarchisme : liens entre avant-garde artistique et avant-garde politique Remarque introductive L’analyse proposée ici fait partie d’une ample recherche sur les Utopies libertaires et anarchistes1. Le futurisme, rayonnant du début des années 1910 jusqu’aux années 1930, est un mouvement pluraliste, souvent très « italien », mais qui possède des liens forts avec des avant-gardes politiques (l’anarchisme) ou artistiques (expressionnisme) et qui par bien des côtés peut être envisagé comme annonciateur d’autres mouvements (dadaïsme par exemple). ***** Le futurisme est globalement passé du mauvais côté de l’histoire pour sa participation directe ou indirecte (compromissions et compromis, engagements volontaires…) au nationalisme guerrier autour de la Première Guerre mondiale, et surtout pour sa reconnaissance partielle mais bien réelle du fascisme, même si apparemment aucun futuriste de renom n’aurait eu de carte au PNF2, le parti fasciste ; cela vaut aussi pour l’ami de Mussolini que fut Marinetti. Pour l’histoire des idées et de l’art, par contre, il reste le courant prototype de l’avant-garde engagée, radicale et libertaire. L’utopie futuriste (surtout dans sa première phase de 1909 à la guerre de 1914) peut se rattacher à l’utopie libertaire par différents aspects, sa thématique, ses pratiques culturelles et artistiques, son vitalisme existentialiste, et la proximité idéologique de certains de ses membres avec le mouvement anarchiste et les utopies libertaires, au moins à l’origine, et surtout dans le Nord Italie. Le second futurisme, surtout après la Première Guerre mondiale me semble de moins en moins utopique et engagé, et de plus en plus intégré à une société italienne dominée par le fascisme. Sans forcément se compromettre, il se cantonne souvent dans une forme purement technique ou mécanique (c’est me semble-t-il le cas pour « l’aéro-peinture ») qui lui enlève bien du souffle. De nombreux écrits, manifestes et œuvres futuristes restent donc, pour une courte période, appréciés par des libertaires qui s’y retrouvent un peu. Il y a donc « de nombreuses choses prouvant la rencontre naturelle entre mouvements futuriste et anarchiste : du langage utilisé et utilisable, à l’activisme…, au refus de la délégation et du leadership » note Alberto Ciampi en 19893. Il reprend des analyses de l’historien, et ancien anarchiste Pier Carlo Masini, pour qui « la lutte contre le passéisme, l’impact subversif, l’amour pour la violence, le dégoût du parlementarisme… poussent les futuristes à chercher des convergences avec l’anarchisme »4. Même un ouvrage de vulgarisation récent assure que « les thématiques insurrectionnelles et anarchistes sont aussi une caractéristique fondamentale (precipua) du futurisme milanais »5. En réalité, les convergences sont recherchées également dans l’autre sens, les anarchistes intégrant le futurisme dans leur réflexion et entretenant des rapports serrés dans de nombreux cas. C’est bien ce que montre le manifeste de Renzo Provenciali (1895-1981) Anarchia e futurismo, publié en 4 parties dans le journal anarchiste La Barricata de Parme en 1912, et reproduit dans l’ouvrage de Ciampi de 1 Cf. ANTONY Michel Ressources sur l'utopie, sur les utopies libertaires et les utopies anarchistes, site http://artic.ac-besancon.fr/histoire_geographie/new_look/Ress_thematiq/thematiq/utopies.htm, 1° édition 1995, mise à jour permanente 2 CAROLLO Sabrina I futuristi. La storia. Gli artisti. Le opere, Firenze-Milano, Giunti, 192p, 2004, p.80 3 CIAMPI Alberto Futuristi e anarchici : quali rapporti ? Dal primo manifesto alla prima guerra mondiale e dintorni (1909-1917), Pistoia, Archivio Famiglia Berneri, 436p, 1989, p.15 4 Umanità nova, n°2, 20/01/1985 5 CAROLLO Sabrina I futuristi. La storia. Gli artisti. Le opere, Firenze-Milano, Giunti, 192p, 2004, p.34 1989. Contre ce qu’il appelle le « confusionnisme marinettien », il en appelle à renouer avec un futurisme revivifié, réellement hostile à tous les traditionalismes sclérosés, dont le militarisme et le nationalisme font partie. Il veut relancer également l’utopie futuriste, mais en rappelant que cela n’aura son sens que lorsque « se sera diffusée l’anarchie ». Le futurisme, symbole d’un art libre et libéré, forme ainsi le pendant de l’anarchie en tant qu’idéal et projet de société future. Le concept « d’anarcho-futurisme » semble donc valide pour une partie du mouvement. Marinetti et autres utopistes du futurisme Malgré son refus des âges d’or, et sa négation de tout absolu, l’utopie futuriste semble évidente puisque « ouverte à tous les possibles »6. Le terme futurisme est d’ailleurs un terme utopique en soi, puisque sous certains aspects : utopie, futur, avenir… sont synonymes. L’utopie futuriste cherche, en magnifiant la modernité et la technique, le mouvement et le dynamisme, à rendre « plus totale l’adéquation de la vie humaine à la logique du devenir ». Elle devient une sorte « d’idéologie des promesses infinies du futur ». Ce dynamisme et ces mouvements revendiqués semblent faire de l’utopie futuriste une utopie libertaire ouverte, non figée, où les hommes futurs auront leur part selon leurs propres besoins ; Antonio Sant’Elia en appliquant ce principe à l’urbanisme affirme que « chaque génération devra se fabriquer sa propre ville »7 : c’est l’utopie permanente, ininterrompue, libre et pragmatique. Dans les Manifestes futuristes, parisien et milanais, de 1909 (Manifeste du futurisme de janvier 1909 et 2° Manifeste futuriste – Tuons le clair de Lune d’avril 1909) qui donnent naissance au mouvement, Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) fait l’éloge de la révolte (comme Luigi Russolo en 1911 avec son tableau La révolte). Il magnifie également la lutte dans une tonalité bakouninienne évidente. Il en appelle aux « bons incendiaires » et « au geste destructeur des anarchistes » (le gesto del libertario), pour détruire avant de reconstruire, et refuser toute valeur au nom d’un anticonformisme révolutionnaire qui touche autant les sphères politiques qu’artistiques. Déjà en 1910 la poésie L’incendario de l’anarchisant Aldo Palazzeschi (pseudonyme de Aldo Giurlani 1885-1974) utilisait cette thématique. Soutenant le mouvement de D’annunzio vers 1919-20, la futuriste libertaire Rina Maria Stagi utilise d’ailleurs le surnom éloquent de Brunetta l’Incendaria (l’Incendiaire). Dans La testa di ferro du 12/12/1920 elle écrit « Faites place à la hardiesse impétueuse, géniale et créatrice, des fils rebelles de l’avenir. Gloire au futur qui vient… Nos jeunes sont les violeurs (stupratori) d’aubes et de mystères, sont les forts et puissants fécondateurs de ce qui est, les pères de ce qui sera. Gloire donc au manipule audacieux »8. La vision utopiste est certaine ; l’idéal cependant semble bien secondaire par rapport à l’action violente et déterminée. Sur le thème du feu ravageur et nécessaire, il est intéressant de rappeler qu’un colloque libertaire tenu à Grenoble en 1998 a repris positivement ce terme futuriste « d’incendiaire », en le liant également aux positions de Bachelard9. Les références à l’incendie salutaire, et l’éloge des incendiaires forment une constante de la littérature de contestation et de révolte, et la prose futuriste n’y échappe pas, comme par exemple le poète Francesco Cangiullo (1884-1977) qui dresse Un monumento alla fiamma. On peut donc relier Marinetti à la lignée de Coeurderoy qui avait comme lui (et Bakounine) une vision post-romantique et emphatique de la destruction, qu’elle soit causée par les cosaques pour le français, ou par les fous, les fauves ou tout type d’incendiaire chez l’italien. 6 LISTA Giovanni Le futurisme, Paris, Éditions Saint-André-des-Arts, 208p, 2002, p.10 7 MARTIN Sylvia Futurismo, Colonia, Taschen, 96p, 2005, p.16 8 CIAMPI Alberto Futuristi e anarchici : quali rapporti ? Dal primo manifesto alla prima guerra mondiale e dintorni (1909-1917), Pistoia, Archivio Famiglia Berneri, 436p, 1989, p.143 9 Collectif Les incendiaires de l’imaginaire, Actes du Colloque de Grenoble du 19-21 mars 1998, Lyon, ACL, 345p, 2000 Le positionnement parfois libertaire de Marinetti remonte à sa proximité avec les symbolistes français et italiens (Gian Pietro Lucini, auteur d’un Per una poetica del simbolismo – Pour une poétique du symbolisme en 1909, souhaite « bienvenue aux anarchistes de l’idée et de la forme »10). En 1905, dans son Roi Bombance. Tragédie satirique en 4 actes, et en prose, véritable « œuvre anarchiste » (Ciampi), Marinetti met en avant un « anarchiste idéaliste », sorte de clown ou d’acrobate dont la lucidité est inversement proportionnelle à son aspect ridicule. Dans son discours-manifeste à Trieste en mars 1909 (Discorso ai triestini) Marinetti emprunte encore largement à la thématique libertaire et toujours bien sûr à l’art de la provocation : « dans notre lutte, nous déprécions systématiquement toute forme d’obéissance, de docilité, d’imitation ; nous méprisons les goûts sédentaires et toutes les lenteurs timorées ; nous combattons les majorités corrompues par le pouvoir et nous crachons sur les opinions courantes et traditionnelles ainsi que sur tous les lieux communs de la morale et de la philosophie »11. Cependant, il semble clair aujourd’hui que Marinetti n’a utilisé de l’anarchisme (qu’il connaît comme lecteur et par ses multiples contacts) que ce qui lui plaisait. Il a surtout retenu des traits comme témérité, violence et détermination de l’engagement, libéralisation des méthodes de communication… Mais des écrivains ou des témoins vont plus loin. Comme l’évoque Giovanni Lista dans l’ouvrage référencé, ce personnage ambigu qu’est Marinetti (il est déjà fortement nationaliste au tournant du siècle) est alors considéré comme « le Bakounine de la littérature »12. Dans un autre ouvrage, Lista classe Marinetti parmi les « anarcho-nationalistes »13 et en 1995 l’auteur des manifestes est même devenu « l’anarchiste du uploads/Histoire/ antony-michel-le-futurisme-et-l-x27-anarchisme.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Jan 27, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.1628MB