1 Des passés utiles : mathématiques, mathématiciens et histoires des mathématiq

1 Des passés utiles : mathématiques, mathématiciens et histoires des mathématiques Aborder la relation des sciences à leur histoire à partir du cas des mathématiques, c’est se placer d’emblée sous une malédiction — celle associée, de manière quelque peu injuste, au nom de Jean Cavaillès : « L'histoire mathématique semble, de toutes les histoires, la moins liée à ce dont elle est véhicule ; s'il y a lien, c'est a parte post, servant uniquement pour la curiosité, non pour l'intelligence du résultat : l'après explique l'avant. Le mathématicien n'a pas besoin de connaître le passé, parce que c'est sa vocation de le refuser : dans la mesure où il ne se plie pas à ce qui semble aller de soi par le fait qu'il est, dans la mesure où il rejette autorité de tradition, méconnaît un climat intellectuel, dans cette mesure seule il est mathématicien, c'est-à-dire révélateur de nécessités1. » Plusieurs directions s'offrent pour poursuivre la discussion de cette citation célèbre. La contextualisation, d'abord. Une analyse de la pensée de Cavaillès, pour en mettre en évidence l'intention réelle et la portée, montre en effet qu'elles sont bien plus riches que l’interprétation banale de ces phrases ne le laisse entendre2. La réfutation, ensuite. Il serait assez facile de défendre l’idée que, de toutes les histoires des sciences, l’histoire mathématique est au contraire la plus liée à la discipline dont elle parle. L’argument le plus connu pour séparer les mathématiques des sciences s'appuie sur leur rapport différent à la nature, et sur le rôle particulier de médiateur que joue dans les sciences l’expérimentation. Mais le lien spécifique entre les mathématiques et leur histoire pourrait faire 1 Jean Cavaillès, Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, Paris, Hermann, 1938, rééd. in Philosophie mathématique, Paris, Hermann, 1962, pp. 27-28 ; Œuvres complètes de philosophie des sciences, Paris, Hermann, 1994, pp. 225-226. 2 Voir pour cela les interventions de Jacqueline Boniface et Hourya Sinaceur dans ce volume. 2 douter à lui seul que les mathématiques soient une science (et donc relèvent de notre thématique) : le passé, proche ou lointain, fournit de facto aux mathématiques une nature, un réel, une « matière à penser ». Si le mathématicien n'a peut-être pas « besoin de connaître le passé », au moins de l'isoler comme tel, il l'utilise en permanence. Mais c'est encore une autre direction qui sera suivie ici : en rappelant les phrases de Cavaillès, hors de toute explication, de toute renégociation sérieuse de leur sens, je souhaite attirer l’attention sur ce qui en est le plus souvent repris et banalisé, sur ce qui y est récupéré et utilisé par la doxa. On prend alors de plein fouet des ambiguïtés courantes de la question de départ, et plus généralement, de beaucoup de discussions sur les sciences et leur histoire : le glissement subreptice de la science aux scientifiques, la confusion entre les deux acceptions du mot « histoire » (c’est-à-dire comme discipline constituée ou comme simple passé), et, dans la confrontation des mathématiciens aux mathématiques et à leurs histoires, l’absence complète des historiens. Je m'intéresserai d'abord au rapport des praticiens des mathématiques à l’histoire de leur domaine, tout en entendant par « histoire » une activité de recherche et d’écriture autonome — qu'elle soit faite par des mathématiciens ou par des spécialistes propres. Je ne demanderai donc pas tant si « les mathématiques peuvent se passer de leur histoire », mais si « les mathématiciens se passent d’histoire des mathématiques », de laquelle et avec quels effets. Posée au niveau individuel, la question a bien sûr une réponse positive : il existe des mathématiciens, éminents ou non, qui ne semblent nullement s’intéresser à l’histoire de leur sujet. Mais il est tout aussi évident que les mathématiciens, collectivement, ne s’en passent pas. L’important travail sur les œuvres complètes, parfois des décennies après la mort de l’auteur, en est un témoignage élémentaire, mais frappant : au 19e siècle, ce sont des mathématiciens, Guillaume Libri, puis Edouard Lucas, qui ont d’abord porté le projet d’édition des œuvres de Pierre Fermat ; dans les années 1970, c’est André Weil qui a 3 souhaité et encadré l'édition de celles de Ernst Kummer. Nombreux sont les mathématiciens qui ont écrit des textes à vocation historique sur les mathématiques et, de manière plus frappante encore, ont conçu l’histoire des mathématiques en soi comme généralement pertinente pour leurs collègues mathématiciens. Gino Loria, professeur de géométrie supérieure à l’université de Gênes au début du 20e siècle et auteur, entre autres, d’une Storia delle matematiche dall’alba della civiltà al tramonto del secolo XIX publiée en 3 volumes entre 1929 et 1933, déclare dans la préface que son ouvrage est écrit « par un mathématicien pour les mathématiciens »3 ; pour André Weil, « l’art de l’histoire mathématique peut être pratiqué le mieux par ceux d’entre nous qui sont ou ont été des mathématiciens actifs ou au moins qui sont en contact étroit avec des mathématiciens actifs4 ». Une section d’histoire des mathématiques existe dans les Congrès internationaux de mathématiciens — occasion de l'intervention de Weil ci-dessus —, ainsi que dans les classifications des articles mathématiques utilisées par les revues bibliographiques, comme les Mathematical Reviews. Les histoires écrites par les mathématiciens ont été souvent critiquées par les historiens professionnels, en particulier pour leur anachronisme larvé ; mon propos ici est d’abord d’en souligner les principes de cohérence qui en confortent la continuité avec la recherche mathématique, ensuite, à rebours, de m’interroger sur les possibilités de continuité entre la recherche historique active et les mathématiques contemporaines. I- Des mathématiciens comme historiens « Quand un mathématicien professionnel veut cultiver l'histoire de sa science, il doit évidemment d'abord se soumettre aux règles qui s'appliquent à tout homme 3 J’emprunte cet exemple à Umberto Bottazzini, « Italy », in Writing the History of Mathematics : its historical development, ed. Joseph Dauben & Christoph Scriba, Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser, 2002, pp. 61-95 (cit. p. 88). Toutes les traductions sont les miennes. 4 « History of mathematics : why and how ? », in Œuvres scientifiques. Collected Papers, New York, Heidelberg, Berlin, Springer, 1979, vol. III, pp. 434-442 (cit. p. 440). 4 qui veut connaître la vérité historique…[Mais] les vérités mathématiques ont été appelées des vérités éternelles …dans des expressions très différentes on peut reconnaître les mêmes vérités… La personne éduquée en mathématiques qui cultive l'histoire des mathématiques a ainsi l'opportunité d'interpréter des textes qui sembleraient sinon incompréhensibles ou qui ont été mal compris, de trouver des connexions entre des assertions historiques qui sembleraient sinon concerner des choses différentes, de détecter la préparation d'une découverte qui semblerait sinon due à l'exceptionnel don de prophétie d'un homme unique et par-dessus tout de trouver et de comprendre la cohérence de la recherche et de la connaissance d'une période donnée et par là même leurs relations avec les points de vue des périodes antérieures ou ultérieures desquelles ou auxquelles une impulsion a ainsi été donnée5. » C'est Hieronymus Georg Zeuthen qui s'exprime ainsi : spécialiste de géométrie énumérative, mais aussi auteur prolifique et respecté d’histoire des mathématiques antiques et médiévales, il a obtenu en 1903 le prix Binoux de l'Académie des sciences pour, dit le texte d'attribution du prix, ses « études magistrales sur l'histoire des sciences ». Sa réflexion sur l’histoire conduit immédiatement Zeuthen, on le voit, à la question de la vérité, ou plutôt des vérités. Il ne s’agit pas pour lui de définir cette notion, ou même de la problématiser, contrairement à de nombreux travaux, tant en mathématiques qu’en histoire, au début du 20e siècle. Au contraire, c’est l’évidence de ce qui constitue pour Zeuthen une vérité qui semble significative ici, ainsi que l’assymétrie du traitement de l’histoire et des mathématiques. La vérité historique apparaît sous forme de règles, contrôlant une pratique humaine. Les vérités des mathématiques sont l’horizon de cette pratique et son but. Posées comme éternelles, ces vérités traversent le temps, mais, selon ce point de vue, 5 D’après Jesper Lützen et Walter Purkert, « Conflicting Tendencies in the Historiography of Mathematics : Zeuthen vs Cantor », in The History of Modern Mathematics, vol. III, ed. Eberhard Knobloch & David Rowe, Boston, Academic Press, 1994, pp. 1-42 (cit. p. 17). 5 elles n’en résultent pas. Ce qui est historique pour Zeuthen, textes, assertions, découvertes, ne peut que masquer en partie une vérité mathématique, au moins en ce qu'elle y apparaît sous différentes formes, ou sous des formes dispersées. Mais la partie intéressante de l'histoire des mathématiques, toujours pour Zeuthen, concerne ce qui se trouve en même temps échapper à l'historicité —ne vérité, qu'elle soit théorème ou concept, une vérité sous une forme dépouillée de ce que l'histoire lui a plaqué d'anecdotique, en tout cas de contingent. Nous sommes donc confrontés à un paradoxe crucial : le travail historique repose ici sur une forte conviction, celle de prendre comme acquis le caractère a- historique de ce dont il s’agit en même temps de faire l’histoire. Deux conséquences importantes en découlent. D'une part, la dynamique de l'évolution des mathématiques uploads/Histoire/ des-passes-utiles-mathematiques-mathematiciens-et-histoires-des-mathematiques-noesis-goldstein.pdf

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  • Publié le Mar 09, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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