79 Belgian Blue Blood 80 La noblesse belge Olivier de Trazegnies 81 De tout tem

79 Belgian Blue Blood 80 La noblesse belge Olivier de Trazegnies 81 De tout temps, l’on a vu des sortes de lichens, sanctifiés par l’héré- dité, qui s’attachaient au pouvoir pour s’en partager les délices. Néanmoins, l’Europe chrétienne eut des effets totalement imprévus sur cette caste étrange. Les valeurs de la chevalerie – une invention de l’Église – changèrent la nature du prince. On vit des puissants demander pardon aux évêques, s’agenouiller dans la neige sale pour obtenir leur rédemption et partir au-delà des mers dans l’espoir de plaire « à celui qui fait la loi aux rois et qui leur donne quand il lui plaît de grandes et de terribles leçons 1 ». Depuis lors, les historiens ont écrit de longs traités sur la nobilitas, ouvrages dont les chapitres contenaient un nombre incalculable de références, d’incipit, de distinguo, de conferatur et autres mots latins délicieusement doctes. Malgré ce bel effort de la littérature spécialisée, la noblesse n’eut pas toujours bonne réputation. On l’accusa d’exploiter les humbles, de trahir les souverains (curieu- sement assimilés à des pères de la nation), de susciter tantôt les répressions populaires, tantôt les frondes, bref de former un conster- nant bestiaire qu’il fallait domestiquer sous les ors de Versailles et qui, en fin de compte, coûtait cher. Il parut dès lors aussi normal de lui couper les vivres que de lui trancher la tête. Ces nobles, qui piétinaient les cultures et qui buvaient du sang dans le crâne de leurs ennemis, ces insupportables vampires, vautrés sur leurs richesses mal acquises, ont pourtant bénéficié d’une surprenante amnistie sémantique : une sorte de miracle du voca­ ­ bulaire. Alors que l’argot ou le verlan brodent à l’infini sur certaines catégories mal aimées des élites ou sur des communautés marginales, le seul méchant mot consacré à la confrérie est celui d’aristo. Est-il d’ailleurs si abominable ? Peut-être cette sobriété dans le mépris est-il l’indice d’un respect qui a traversé les siècles. Voilà donc un bien curieux paradoxe. J’aime beaucoup la phrase : « Quand on est aristocrate, il ne suffit pas d’être bête, il faut encore être bien élevé. » Elle trahit une forme d’amusement qui s’apparente à la tendresse. Au fond, qui n’a pas rêvé un jour d’être un vaillant chevalier ou une « princesse sur un pois » ? Jean Cocteau n’a-t-il pas dit : « La tragédie, c’est une reine qui a des malheurs » ? Et Cendrillon plaît infiniment depuis des siècles parce que chacun s’identifie à l’orpheline humiliée qui rencontre 82 le prince charmant. Grâce à l’intelligence de Charles Perrault, le conte s’arrête sur la phrase magique « Ils furent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants. » Imaginez, cher lecteur, une conclusion navrante du genre : « Ils baisèrent comme des Ferrari et ils gagnèrent un pognon fantastique à Wall Street. » Ce qu’on aime en évoquant l’aristocratie, c’est justement qu’elle ne semble pas appartenir au monde réel. La Belgique représente un cas très particulier. La noblesse issue de l’aventure carolingienne y fut très belliqueuse tout en restant désespérément raisonnable. Beaucoup de courage guerrier et bien peu de comtes Dracula ! Aussi, lorsque la révolution des Pays-Bas au xvie siècle se solda pour les provinces du sud par un retour dans le giron de l’Espagne et du catholicisme, personne ne s’offusqua d’un long sommeil féodal. À la fin du Moyen Âge et du temps de Charles Quint, de grandes familles, plus riches de revenus que de vastes terres, avaient pu profiter de l’extraordinaire prospérité de ces régions qui – rappelons-le – rapportaient à l’empereur des deux mondes la moitié de ses ressources. Ce fut l’époque où la noblesse belge prit une dimension européenne. Quand vint le temps du repli sur soi et d’une relative pauvreté, le peuple, qui avait immensément souffert des troubles, se réfugia dans un esprit de clocher qui était aussi un esprit de château. La présence dans presque chaque village d’un seigneur qui organisait tant bien que mal la communauté paysanne parut une garantie et un recours contre la folie des hommes. Malgré d’évidentes différences de train de vie, le riche et le pauvre, soudés l’un à l’autre par l’infortune de temps agités, s’opposaient moins qu’ils ne s’épaulaient. C’était une forme de clientélisme, un système bien ancré dans la mentalité belge, au point qu’aujourd’hui encore, certains partis éclaboussés par des scandales sont un peu comme la phrase de Gaston Leroux : « Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat. » Madame la Baronne qui était si gentille et Monsieur le Comte dont on respectait les frasques ont longtemps fait partie du folklore campagnard, dans une relation d’amour-haine tempérée par une forme de révérence. Cet équilibre improbable a persisté jusqu’au xxe siècle. L’industrialisation rapide du jeune royaume n’en a pas vraiment ébranlé les assises. 83 De nos jours, la société est en pleine mutation. Elle change même plus vite dans un environnement conformiste que dans une démo- cratie de longue date, comme s’il fallait rattraper le temps perdu en brûlant aveuglément les étapes. Aussi l’analyse photographique de Rip Hopkins ressemble-t-elle à une recherche proustienne menée par un ethnologue. Certes, l’aristocratie belge a compris que les choses avaient changé et s’est ouverte comme une vaste porte-­ fenêtre sur le monde. Est-il encore justifié d’en immortaliser les derniers soubresauts ? Sans doute oui, parce qu’elle n’a jamais cessé de vivre ni de vouloir incarner pleinement son époque. L’absence de révolution, mais aussi celle de grandes fortunes, a permis que les liens sociaux n’ont jamais été rompus entre des élites – dont la seule différence est un passé très particulier – et Monsieur Tout-le-monde qui ne s’en laisse pas conter et qui se sent bien ancré dans une société à vocation égalitaire. L’humour belge a toujours permis de relâcher d’éventuelles tensions. Si la crise économique a remis à jour la notion un peu désuète de « classes sociales », cette opposition sociologique est un instrument de travail plus qu’une confrontation. Les rapports personnels, même aux pires moments de situations difficiles, gardent dans la société belge un fond de bon- homie, voire de camaraderie, qui se gausse de maintes analyses sociologiques. Au Moyen Âge et à la Renaissance, la noblesse belge était turbulente, belliqueuse et perpétuellement révoltée, à l’image des leudes de l’époque mérovingienne. L’Histoire a considérablement réduit le nombre des grands féodaux pour laisser place à des familles nettement plus bourgeoises et plus soucieuses des conven- tions. Voltaire en avait été frappé lors de ses voyages dans les Pays- Bas autrichiens. De ce fait, la couleur dominante de la société au xixe siècle était devenue un gris des plus convenables, marqué par un conformisme étroit. De nos jours, elle n’a plus rien de cette orthodoxie et partage avec le commun des mortels les mêmes ambitions, les mêmes espoirs, les mêmes rêves et parfois les mêmes dérives. Les audaces modernistes n’ont plus de secrets pour un groupe de plus en plus hétérogène où les artistes, les savants, les bons apôtres et les « personnes engagées » sont tout aussi nombreux que dans les autres strates sociales. 84 Et que dire des valeurs aristocratiques alors que, dans nos démo- craties, chacun est d’accord pour respecter une panoplie de base dont on a oublié qu’elle vient du christianisme ? En réalité, tout est une question d’image. La valeur de référence devient alors l’art d’incarner l’image que renvoie le miroir de l’opinion publique. Ce n’est pas pour rien qu’une des premières chroniques nobiliaires de notre pays fut au xive siècle le Miroir des nobles de Hesbaye de Jacques de Hemricourt. La noblesse rêve inconsciemment de se montrer à la hauteur de ce qu’on imagine d’elle. Il reste cependant de l’époque chevaleresque quelques vertus, pas toujours pratiquées, mais citées en exemple : la loyauté, le respect de la parole donnée et le sens du service. Bien sûr, les gens de l’aristocratie n’ont plus l’insupportable prétention d’être différents des autres. On ne peut cependant nier qu’un adn contienne des imprégnations séculaires. Que de féministes ne se plaignent-elles pas à juste titre d’une forme de passivité du « sexe faible » en qui subsistent inconsciemment douze mille ans de condition subalterne ! Il en est de même des « valeurs aristocratiques », qui peuvent se comparer à la « mémoire de l’eau » et qui se transmettent dans le subconscient de certaines personnes. C’est peut-être cet ultime rayonnement d’une civilisation dis­ parue que capte avec tant d’intelligence et de sensibilité l’appareil photo de Rip Hopkins. 1 – Bossuet, oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre. 85 86 Aristocratie, millénaire trois Pauline de La Boulaye 87 Françoise est debout sur une table, dans la loge princière d’un théâtre rococo. Nous sommes au château de Chimay, province du Hainaut, Belgique, 2015. Les couches du temps se superposent autour d’elle comme une succession d’enveloppes corporelles. La strate la plus contemporaine se trouve à même la peau, la plus lointaine sur son bras : son manteau, pièce luxueuse d’un créateur flamand 1 du xxie siècle, côtoie un aigle posé à la uploads/Histoire/ belgian-blue-blood-l-x27-aristocratie-belge-contemporaine.pdf

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  • Publié le Mar 06, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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