Le Siècle ALAIN BADIOU Le Siècle ÉDITIONS DU SEUIL 27 rue Jacob, Paris vr L'ORD

Le Siècle ALAIN BADIOU Le Siècle ÉDITIONS DU SEUIL 27 rue Jacob, Paris vr L'ORDRE PHILOSOPHIQUE COLLECTION DIRIGÉE PAR ALAIN BADIOU ET BARBARA CASSIN ISBN 978-2-02-057930-8 © Éditions du Seuil, janvier 2005 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions dcstinées à une utilisation collective, Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et eonstiLUe une contrefaçon sanetionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.editionsduseuil.fr Dédicace L'idée même de ces textes n'a pu me venir que de ce que Natacha Michel, à contre-courant des anathèmes jetés sur les révolutions et les militants, faisant fi de l'annulation de tout cela par les « démocrates» d'aujourd'hui, a un jour prononcé la sen- tence : « Le xxe siècle a eu lieu. » La matrice de ces treize leçons provient d'un séminaire donné au Collège international de philosophie, pendant les années uni- versitaires 1998-1999, 1999-2000 et 2000-2001. Je remercie donc le Collège, et singulièrement son président de ces années, Jean-Claude Milner, de m'avoir donné abri pour l'exposé public de ces considérations. Je remercie les auditeurs du séminaire, dont l'appui collectif a seul donné sens à l'entreprise. Je remercie Isabelle Vodoz, dont les excellentes notes prises au vol des improvisations, et leur dactylographie, ont servi de matière première pour ce petit livre. 21 octobre 1998 1. Questions de méthode QU'EST-CE qu'un siècle? Je pense à la préface que Jean Genet écrit pour sa pièce Les Nègres*l. Il y pose ironique- ment la question: Qu'est-ce qu'un nègre? Et il ajoute: «Et d'abord, de quelle couleur c'est?» J'ai de même envie de demander: un siècle, cela fait combien d'années? Cent ans? C'est cette fois la question de Bossuet2 qui s'impose: «Qu'est -ce que cent ans, qu'est-ce que mille * Les références des ouvrages cités sont données en bibliographie. 1. Les Nègres, comme presque tous les textes de Genet postérieurs à ses romans initiaux (donc les textes postérieurs à l'énorme Saint Genet, comédien et martyr de Sartre), est un document capital sur le siècle, pour autant qu'il s'agit de phraser le rapport des Occidentaux blancs à ce qu'on pourrait appeler leur inconscient historique noir. Tout de même que Les Paravents tentent de faire théâtre, non des anecdotes de la terrifiante guerre coloniale en Algérie, mais de ce qui s'y déplie quant aux sujets, unique tentative de ce genre, si l'on excepte, bien entendu, le splendide et solitaire Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat, qui fait de la guerre une sorte de poème matérialiste, semblable au poème de Lucrèce. La tentative littéraire de Genet trouve son aboutissement dans ce qui, à mes yeux, est son chef-d'œuvre, Un captif amOUrelLt, une prose, cette fois, et non plus une pièce de théâtre, qui porte à l'éternité un moment crucial de la guerre des Palestiniens contre Israël, et aussi, avec les Panthères noires, un moment de la perpétuelle et secrète guerre civile qu'on appelle les États-Unis. 2. Je ne crois pas qu'on lise encore beaucoup Bossuet, et notamment le Sermon sur la mort, que je cite ici. C'est pourtant il faut rendre cette 9 LE SIÈCLE ans, puisqu'un seul instant les efface? » Demandera-t-on alors quel est l'instant d'exception qui efface le xxe siècle? La chute du mur de Berlin ? Le séquençage du génome? Le lancement de l'euro ? À supposer mêrne que nous parvenions à construire le siècle, à le constituer comme objet pour la pensée, s' agira- t-il d'un objet philosophique, exposé à ce vouloir singulier qu'est le vouloir spéculatif? Le siècle n'est-il pas d'abord une unité historique? Laissons-nous tenter par cette maîtresse du moment, l'Histoire. L'Histoire, qu'on suppose être le massif support de toute politique. Je pourrais raisonnablement dire, par exemple: le siècle commence avec la guerre de 14-18, guerre qui inclut la révolution d'Octobre 17, et il s'achève avec l'écroulement de l'URSS et la fin de la guerre froide. e' est le petit siècle (soixante-quinze ans), fortement unifié. Le siècle soviétique, en somme. Nous le construisons à l'aide de paramètres historiques et politiques tout à fait reconnaissables, tout à fait classiques: la guerre et la révolution. Guerre et révolution sont ici spécifiées à « mondial ». Le siècle s'articule autour de deux guerres mondiales d'un côté, de l'autre autour de l'origine, du déploiement et de l'écroulement de l'entreprise dite « com- muniste » comme entreprise planétaire. D'autres, il est vrai, également obsédés par l'Histoire, ou par ce qu'ils nomment «la mémoire », comptent le justice à Philippe Sollers qui en soutient de longue date, et avec obstination, le propos - une des plus fortes langues de notre histoire. Pour qui en outre s'intéresse, comme nous supposons que le fait le lecteur du présent opus- cule, au bilan des siècles, il est important de lire, en Bossuet, le défenseur le plus conséquent d'une vision providentialiste, et donc rationnelle, quoique excédant les ressources de notre intellect, de l'histoire humaine. 10 QUESTIONS DE MÉTHODE siècle tout autrement. Et je peux les suivre sans difficulté. Le siècle est cette fois le lieu d'événements si apocalypti- ques, si effroyables, que la seule catégorie qui soit appro- priée à en prononcer l'unité est celle de crime. Crimes du comrnunisme stalinien et crimes nazis. Au cœur du siècle, il y a alors, Crirne donnant la mesure des crimes, l' extermi- nation des juifs d'Europe. Le siècle est un siècle maudit. Pour le penser, les paramètres majeurs sont les camps d'extermination, les charnbres à gaz, les massacres, la tor- ture, le crime d'État organisé. Le nombre intervient comme qualification intrinsèque, parce que la catégorie de crime, dès que liée à l'État, désigne le rnassacre de masse. Le bilan du siècle pose immédiatement la question du dé nom- brernent des morts 1. Pourquoi cette volonté de dénombre- ment? C'est que le jugement éthique ne trouve ici son réel que dans l'excès écrasant du crime, dans le compte par mil- lions des victimes. Le dénombrement est le point où la dimension industrielle de la mort croise la nécessité du jugement. Le dénombrement est le réel qu'on suppose à 1. Que le dénombrement des morts vaille bilan du siècle, c'est ce que soutiennent depuis plus de vingt ans les « nouveaux philosophes », qui ont entrepris d'asservir toute pensée des politiques à la sommation « morale» la plus régressive. On doit considérer la parution récente du Livre noir du communisme comme une appropriation historienne tout à fait malencon- treuse de cette régression. Rien de ce qui, sous le mot fourre-tout de « communisme », est ici abordé quant à des politiques immensément diffé- rentes dans leurs inspirations et leurs étapes, et qui s'étendent sur soixante- dix ans d'histoire, n'est le moins du monde intelligible dans ce bilan comp- table. Les énormes massacres et pertes inutiles en vies humaines qui ont, de fait, accompagné certaines de ces politiques, restent, si l'on suit les méthodes de ce livre qui prétend leur être consacré, absolument soustraits à toute pensée. Or, ce qui n'est pas pensé insiste. Contrairement à ce qui se dit souvent, l'interdiction d'une répétition vient de la pensée, et non de la mémoire. 1 1 LE SIÈCLE l'impératif moral. Le conjointement de ce réel et du crime d'État porte un nom: ce siècle est le siècle totalitaire. Notons qu'il est plus petit encore que le siècle « com- muniste ». Il commence en 1917 avec Lénine (certains, mais il serait alors trop long, le feraient volontiers com- mencer en 1793 avec Robespierre'), atteint son zénith en 1937 côté Staline, en 1942-45 côté Hitler, et s'achève pour l'essentiel en 1976, avec la mort de Mao Zedong. Il dure donc une soixantaine d'années. Si du moins on ignore quelques survivants exotiques, comme Fidel Castro, ou quelques résurgences diaboliques et excentrées, comme l'islamisme « fanatique ». Il reste cependant possible, pour qui enjambe froide- ment ce petit siècle en sa fureur mortifère, ou pour qui le change en rnérnoire, ou en commémoration contrite, de penser historiquement notre époque à partir de son résultat. Finalement, le xxe siècle serait celui du triomphe du capita- lisme et du marché mondial. La corrélation bienheureuse du Marché sans restriction et de la Démocratie sans rivages aurait à la fin, enterrant les pathologies du vouloir déchaîné, instauré le sens du siècle comme pacification, ou sagesse de la médiocrité. Le siècle dirait la victoire de l'économie, à tous les sens du terme: le Capital, comme 1. Dans la foulée du discours sur l'identité « totalitaire» des politiques d'émancipation, ou des politiques non libérales, certains ont cru bien faire d'en chercher les racines du côté de la Révolution française, et notamment de son épisode central jacobin. On a ainsi pu lire, à partir de l'extrême fin des années 70, quelques niaiseries sur un Robespierre-Staline, voire, en contre-épreuve, sur le génie libérateur des Vendéens face au « génocide» provincial que les républicains avaient en vue. C'est en ce sens que le xxc siècle, si son essence est l'abomination totalitaire, uploads/Histoire/ alain-badiou-le-siecle-pdf.pdf

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  • Publié le Sep 11, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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