Baudelaire, la photographie, la modernité : discordances paradoxales Marc-Emman

Baudelaire, la photographie, la modernité : discordances paradoxales Marc-Emmanuel Mélon Centre de recherche sur les Arts du Spectacle, le cinéma et les arts visuels Université de Liège Plusieurs paradoxes surgissent d’emblée, qui ne cessent de surprendre celui qui cherche à comprendre la place qu’occupe la photographie dans l’œuvre, la pensée et la vie de Charles Baudelaire, et le rapport qu’elle entretient avec sa conception de la modernité. Quatre au moins, qu’il faut commencer par exposer pour tenter de fonder la réflexion qui s’ensuivra sur des bases claires et quelque peu solides. Premier paradoxe. Vingt ans après l’annonce officielle de l’invention du daguerréotype, un des plus grands poètes de la littérature française, essayiste incisif, critique d’art avisé, observateur attentif de la société de son temps, publie une critique du médiocre Salon de 1859 dans laquelle il fait le procès cinglant de la photographie. De tous les écrits de Baudelaire, celui intitulé « Le public moderne et la photographie »1, écrit il y a 150 ans, texte connu (mal connu) qu’il faudra relire avec attention, n’est certainement pas l’arbre qui cache la forêt. On est même en droit de s’étonner de l’importance qu’il a prise dans la littérature baudelairienne, tant il est maigre et isolé. Autant Baudelaire ressasse à travers toute son œuvre des haines obsessionnelles tenaces (à l’égard de la sottise, de la médiocrité, de la foule, des artistes et poètes sans talent, de la bourgeoisie, etc.), autant la photographie ne fait pas partie de ses aversions répétées. En dehors de ses cinglantes diatribes, radicales certes, mais banales au regard de la critique d’art de l’époque, Baudelaire n’a rien écrit de plus sur la photographie, excepté l’une ou l’autre allusion ironique au daguerréotype pour mieux se moquer des mauvais peintres qu’il est occupé à étriller2, une lettre de remerciement à Etienne Carjat pour son portrait et un paragraphe d’une lettre à sa mère qui prouve qu’il connaît bien le milieu des photographes qui, « même excellents, ont des manies ridicules »3 : trois petites pages, quatre lignes et deux lettres sur les quatre volumes (papier bible) des œuvres complètes, correspondance comprise. La photographie est clairement absente des préoccupations de Baudelaire, de sa poésie4, de ses essais, de sa correspondance, de ses projets inachevés (Fusées et Mon cœur mis à nu), comme elle est absente, surtout, de sa pensée de la modernité à laquelle son nom est définitivement attaché. Or, le même poète éprouve le besoin régulier de se faire photographier par son ami Nadar, par Carjat et plus tard par le Bruxellois Charles Neyt. Comme si ce passionné de Rembrandt avait voulu imiter le maître hollandais et conserver, avec des moyens modernes, la trace de son inexorable vieillissement. Comme si les portraits peints (Duroy, Courbet, Fantin-Latour) ou gravés, les caricatures de Nadar et ses nombreux autoportraits ne suffisaient pas. « Comme si… » : rien ne nous dira jamais quelles pulsions (de vie ou de mort) ont pu entraîner Baudelaire à fréquenter ainsi les ateliers, soigneusement choisis, de ces trois photographes. Nadar ne dit pas un mot de Baudelaire dans Quand j’étais photographe, ni un mot de la photographie dans son Baudelaire intime, ramassis de fadaises et d’anecdotes amusantes mais inutiles. Et la correspondance du poète adressée à son fidèle ami photographe n’est qu’une litanie incessante de demandes d’argent (une seule lettre l’invite à reproduire en photographie deux tableaux de Goya en vente à Paris). Ne témoignent finalement, de cette relation entre Baudelaire et Nadar, que les nombreux portraits, beaux et intrigants, auxquels le poète a autant contribué que le photographe, des portraits désespérément muets mais qui semblent pourtant murmurer à l’oreille de celui qui cherche à pénétrer le secret du modèle : « Je sais bien mais quand même. » Deuxième paradoxe. Baudelaire n’a pas inventé le mot « modernité »5, mais il fut le premier à tenter de le définir, notamment dans le célèbre essai consacré à Constantin Guys et intitulé, après moult hésitations, « Le peintre de la vie moderne »6. Rappelons d’abord que la modernité dont il est question dans ce texte ne concerne en rien ce qu’on appelle aujourd’hui « l’art moderne », étiquette vague et commode instaurée par l’histoire de l’art pour désigner l’évolution de la peinture (française avant tout) à partir de Manet. Le fait que Baudelaire publie « Le peintre de la vie moderne » dans Le Figaro en 1863, année du Salon des Refusés, n’est que pure coïncidence (l’article est écrit depuis trois ans au moins). Si les idées de Baudelaire dans ce texte éclairent indirectement l’émergence d’une nouvelle conception de l’art, c’est à son corps défendant. Baudelaire, qui a tant écrit sur la peinture et qui a beaucoup d’estime et d’amitié envers Manet, ne lui consacre que quelques lignes relatives à des eaux-fortes7. On se souviendra plutôt de ce qu’il lui écrit dans une lettre datée du 11 mai 1865 : « Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art »8. Le poète reconnaît au moins au peintre « un goût décidé pour la réalité, la réalité moderne — ce qui est déjà un bon symptôme »9. Ce qui préoccupe Baudelaire, c’est moins « l’art moderne » que le rapport de l’art avec la « réalité moderne », dont s’inspire directement sa propre poésie. Tel est l’enjeu du texte consacré non pas à Manet mais, de manière très symptomatique, à Constantin Guys. Dans cet article écrit dans la foulée du « Salon de 1859 »10, duquel il est indissociable, Baudelaire passe en revue toutes les fantasmagories de cette « vie moderne » (la foule, la mode, l’épopée de la guerre de Crimée, le dandysme, le maquillage, les pompes et solennités impériales, les voitures et surtout : la femme), sans évoquer une seule fois la photographie. Et il ne faut pas se méprendre sur l’idée tant de fois énoncée par nombre d’historiens de la littérature ou de la photographie que Baudelaire aurait décrit, en Constantin Guys, l’image anticipée de ce que seront plus tard les photographes de rue ou les grands photoreporters de guerre. Cette spéculation facile (on y reviendra) n’est, de la part des commentateurs de Baudelaire, qu’une fiction fantasmatique destinée à le raccommoder malgré lui avec la photographie, puisque de telles pratiques de reportage n’existaient pas encore de son temps. Sans doute la photographie, archive de l’histoire visuelle, témoin des grands bouleversements politiques et sociaux du siècle, incontestable facteur de développement des médias de masse et donc d’une modernité qui est encore la nôtre, est-elle présente in abstentia dans la conception baudelairienne de la modernité. Walter Benjamin, le plus fin des exégètes du poète, analyste rigoureux de l’émergence de la modernité et du rôle qu’y joue la photographie, intègre à sa théorie du déclin de l’aura l’anathème de Baudelaire interdisant à l’invention de Daguerre, sous peine de malédiction, d’empiéter « sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire »11. Réfléchissant sur le rôle de l’appareil photographique dans la disparition de l’aura des objets, il écrit : « Le daguerréotype paraissait à Baudelaire un “artifice indigne” destiné à “frapper” le public, à le “surprendre”, à le “stupéfier”. C’est dire que, sans comprendre tout à fait la relation qu’on vient d’indiquer [idée que la photographie élargit le champ de la mémoire volontaire, au détriment de la mémoire involontaire qui caractérise l’aura], il l’a du moins sentie. Comme ses efforts tendaient toujours à réserver sa place à l’homme moderne et tout d’abord, en matière d’art, à la lui assigner, il a dû tenir compte de la photographie. »12 Outre la faiblesse étonnante de l’argument qui s’appuie sur ce qu’a « senti » Baudelaire et la manière dont le philosophe tente malgré tout de « sauver » la photographie dans « les efforts » du poète, on ne peut s’empêcher de penser, à lire les deux petites pages que Benjamin consacre à la question, que le philosophe cherche moins à affronter le paradoxe qu’à l’occulter. Ce paradoxe qui déplaît tant, peut-on le réduire par une explication plausible ou faut-il s’en contenter par dépit, en mettant l’omission du rôle historique de la photographie dans l’émergence de la modernité sur le compte d’un dédain narquois, d’une « incompréhension »13 ou d’un aveuglement passager d’un Baudelaire égaré ? Non bien sûr, car ce serait oublier que Baudelaire est à la fois moderne et anti-moderne et que son idée de la modernité est ambivalente. Comme le souligne Antoine Compagnon, « la modernité baudelairienne […] porte en elle-même son contraire, la résistance à la modernité »14. Tout le problème est là, clairement énoncé mais loin d’être résolu, si tant est qu’on puisse le faire. D’autant que la modernité baudelairienne ne doit pas se confondre, comme pourrait le laisser entendre la phrase de Compagnon, avec la modernité de l’écriture poétique, elle-même partagée entre la rigueur classique du sonnet et la liberté maîtrisée des Petits poèmes en prose. La question demeure donc entière de savoir quelle place précise occupe (ou non) la photographie dans la conception baudelairienne de la modernité et pourquoi l’un des premiers et des plus uploads/Histoire/ baudelaire-photo-modernite.pdf

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  • Publié le Jui 15, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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