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ALBERT CAMUS (7.11.1913 – 4.01.1960) PROMETHEE AUX ENFERS (L’ETE) (1954) Mais toi, tu es né Pour un jour limpide Hölderlin. « Il me semblait qu’il manquait quelque chose à la divinité tant qu’il n’existait rien à lui opposer. » Prométhée au Caucase, Lucien. Que signifie Prométhée pour l’homme d’aujourd’hui ? On pourrait dire sans doute que ce révolté dressé contre les dieux est le modèle de l’homme contemporain et que cette protestation élevée, il y a des milliers d’années, dans les déserts de la Scythie, s’achève aujourd’hui dans une convulsion historique qui n’a pas son égale. Mais, en même temps, quelque chose nous dit que ce persécuté continue de l’être parmi nous et que nous sommes encore sourds au grand cri de la révolte humaine dont il donne le signal solitaire. L’homme d’aujourd’hui est en effet celui qui souffre par masses prodigieuses sur l’étroite surface de cette terre, l’homme privé de feu et de nourriture pour qui la liberté n’est qu’un luxe qui peut attendre ; et il n’est encore question pour cet homme que de souffrir un peu plus, comme il ne peut être question pour la liberté et ses derniers témoins que de disparaître un peu plus. Prométhée, lui, est ce héros qui aima assez les hommes pour leur donner en même temps le feu et la liberté, les techniques et les arts. L’humanité, aujourd’hui, n’a besoin et ne se soucie que des techniques. Elle se révolte dans ses machines, elle tient l’art et ce qu’il suppose pour un obstacle et un signe de servitude. Ce qui caractérise Prométhée, au contraire, c’est qu’il ne peut séparer la machine de l’art. Il pense qu’on peut libérer en même temps les corps et les âmes. L’homme actuel croit qu’il faut d’abord libérer le corps, même si l’esprit doit mourir provisoirement. Mais l’esprit peut-il mourir provisoirement ? En vérité, si Prométhée revenait, les hommes d’aujourd’hui feraient comme les dieux d’alors : ils le cloueraient au rocher, au nom même de cet humanisme dont il est le premier symbole. Les voix ennemies qui insulteraient alors le vaincu seraient les mêmes qui retentissent au seuil de la tragédie eschyléenne : celles de la Force et de la Violence. Est-ce que je cède au temps avare, aux arbres nus, à l’hier du monde ? Mais cette nostalgie même de lumière me donne raison : elle me parle d’un autre monde, ma vraie patrie. A-t-elle du sens encore pour quelques hommes ? L’année de la guerre, je devais m’embarquer pour refaire le périple d’Ulysse. A cette époque, même un jeune homme pauvre pouvait former le projet somptueux de traverser la mer à la rencontre de la lumière. Mais j’ai fait alors comme chacun. Je ne me suis pas embarqué. J’ai pris ma place dans la file qui piétinait devant la porte ouverte de l’enfer. Peu à peur, nous y sommes entrés. Et au premier cri de l’innocence assassinée, la porte a claqué derrière nous. Nous étions dans l’enfer, nous n’en sommes plus jamais sortis. Depuis six longues années, nous essayons de nous en arranger. Les fantômes chaleureux des îles fortunées ne nous apparaissent plus qu’au fond d’autres longues années, encore à venir, sans feu ni soleil. Dans cette Europe humide et noire, comment alors ne pas recevoir avec un tremblement de regret et de difficile complicité, ce cri du vieux Chateaubriand à Ampère partant en Grèce : « Vous n’aurez retrouvé ni une feuille des oliviers, ni un grain des raisins que j’ai vus dans l’Attique. Je regrette jusqu’à l’herbe de mon temps. Je n’ai pas eu la force de faire vivre une bruyère ». Et nous aussi, enfoncés, malgré notre jeune sang, dans la terrible vieillesse de ce dernier siècle, nous regrettons parfois l’heure de tous les temps, la feuille de l’olivier que nous n’irons plus voir pour elle-même, et les raisins de la liberté. L’homme est partout, partout ses cris, sa douleur et ses menaces. Entre tant de créatures assemblées, il n’y a plus de place pour les grillons. L’histoire est une terre stérile où la bruyère ne pousse pas. L’homme d’aujourd’hui a choisi l’histoire cependant et il ne pouvait ni ne devait s’en détourner. Mais au lieu de se l’asservir, il consent tous les jours un peu plus à en être l’esclave. C’est ici qu’il trahit Prométhée, ce fils « aux pensers hardis et au cœur léger ». C’est ici qu’il retourne à la misère des hommes que Prométhée voulut sauver. « Ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre, pareils aux formes des songes… » Oui, il suffit d’un soir de Provence, d’une colline parfaite, d’une odeur de sel, pour apercevoir que tout est encore à faire. Nous avons à réinventer le feu, à réinstaller les métiers pour apaiser la faim du corps. L’Attique, la liberté et ses vendanges, le pain de l’âme sont pour plus tard. Qu’y pouvons-nous, sinon nous crier à nous-mêmes : « Ils ne seront plus jamais ou ils seront pour d’autres » et faire ce qu’il faut pour que ces autres au moins ne soient pas frustrés. Nous qui sentons cela avec douleur, et qui essayons cependant de le prendre d’un cœur sans amertume, sommes-nous donc en retard ou sommes-nous en avance, et aurons-nos la force de faire revivre les bruyères ? A cette question qui s’élève dans le siècle, on imagine la réponse de Prométhée. En vérité, il l’a déjà prononcée : « Je vous promets la réforme et la réparation, ô mortels, si vous êtes assez habiles, assez vertueux, assez forts pour les opérer de vos mains. » S’il est donc vrai que le salut est dans nos mains, à l’interrogation du siècle je répondrai oui à cause de cette force réfléchie et de ce courage renseigné que je sens toujours dans quelques hommes que je connais. « Ô justice, ô ma mère, s’écrie Prométhée, tu vois ce qu’on me fait souffrir. » Et Hermès raille le héros : « Je suis étonné qu’étant devin, tu n’aies pas prévu le supplice que tu subis. » « Je le savais », répond le révolté. Les hommes dont je parle sont eux aussi les fils de la justice. Eux aussi souffrent du malheur de tous, en connaissance de cause. Ils savent justement qu’il n’est pas de justice aveugle, que l’histoire est sans yeux et qu’il fau donc rejeter sa justice pour lui substituer, autant qu’il se peut, celle que l’esprit conçoit. C’est ici que Prométhée rentre à nouveau dans notre siècle. Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que nous les incarnions. Qu’un seul homme au monde réponde à leur appel, et ils nous offrent leur sève intacte. Nous avons à préserver celui-ci et faire que son sommeil ne soit point mortel pour que la résurrection devienne possible. Je doute parfois qu’il soit permis de sauver l’homme d’aujourd’hui. Mais il est encore possible de sauver les enfants de cet homme dans leur corps et dans leur esprit. Il est possible de leur offrir en même temps les chances du bonheur et celles de la beauté. Si nous devons nous résigner à vivre sans la beauté et la liberté qu’elle signifie, le mythe de Prométhée est un de ceux qui nous rappelleront que toute mutilation de l’homme ne peut être que provisoire et qu’on ne sert rien de l’homme si on le sert pas tout entiers. S’il a faim de pain et de bruyère, et s’il est vrai que le pain est le plus nécessaire, apprenons à préserver le souvenir de la bruyère. Au cœur le plus sombre de l’histoire, les hommes de Prométhée, sans cesser leur dur métier, garderont un regard sur la terre, et sur l’herbe inlassable. Le héros enchaîné maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l’homme. C’est ainsi qu’il est plus dur que son rocher et plus patient que son vautour. Mieux que la révolte contre les dieux, c’est cette longue volonté de ne rien séparer ni exclure qui a toujours réconcilié et réconciliera encore le cœur douloureux des hommes et les printemps du monde. 1946 Le recueil l’Eté regroupe les essais suivants : 1. Le Minotaure 2. Les Amandiers 3. Prométhée aux Enfers 4. Petit Guide pour des villes sans passé 5. L’Exil d’Hélène 6. Retour à Tipasa 7. La Mer au plus près uploads/Histoire/ albert-camus-l-x27-ete-3-promethee-aux-enfers.pdf

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  • Publié le Apv 12, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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