27 Trace, forme ou message? Herbert List, Athènes, 1937, Collection Musée Ludwi

27 Trace, forme ou message? Herbert List, Athènes, 1937, Collection Musée Ludwig Cologne. RÉGIS DEBRAY Le bipède qui enterre ses morts pose quelques cailloux sur le lieu d’inhumation (le chimpanzé émet des signaux, instrumente éventuelle- ment une branche d’arbre, mais ne monu- mentalise rien, pas plus qu’il n’ensevelit ses congénères). Le monument naît de la mort, et contre elle (il en avertit les vivants, du latin monere). Il matérialise l’absence afin de la rendre voyante et signifiante. Il exhorte les pré- sents à connaître ce qui n’est plus et à se re- connaître en lui (du monumentum comme cours d’instruction civique avant la lettre). C’est à la fois un support de mémoire et un moyen de partage. L’art premier ? L’outil par excellence d’une production de communauté. Si on appelle cul- ture la capacité d’hériter collectivement d’une expérience individuelle que l’on n’a pas soi-même vécue, le monument, par ceci qu’il attrape le temps dans l’espace et piège le fluide par le dur, est l’habileté suprême du seul mam- mifère capable de produire une histoire. N’importe quel étudiant en anthropologie aurait pu formuler ces vérités premières. Comme seuil obligé de l’histoire culturelle, le «qu’est-ce qu’un monument?» est une question de cours. La question proprement médiolo- gique se lève un pas au-delà (ou en deçà) : qu’est-ce que la technique fait à la culture? Et en l’occurrence, qu’est-ce que l’évolution des mnémotech- niques (devenues considérablement plus légères et moins coûteuses, plus par- lantes et portatives que le bâti ou le sculpté) a modifié quant à nos pratiques monumentales? Il s’agirait en somme, pour s’autoriser d’auteurs connus, de transporter le Denkmalkultus de Riegl «à l’ère de la reproductibilité tech- nique» de Benjamin… Quels effets ont nos nouvelles technologies de trans- mission et de stockage sur l’institution monumentaire, et au-delà, sur notre faculté d’«éterniser des choses mémorables» (qu’il serait aventureux de prendre pour un invariant universel)? Quel rapport entre l’Éternité et la mousson, les matériaux friables comme le bois et la pierre? Entre l’idée de mémoire et l’humidité de l’air? C’est derechef du court-circuit saugrenu entre le su- blime et le trivial que peut jaillir l’étincelle médiologique. Typologie du monument L’invention du monument comme bien collectif émerge avec la conscience d’histoire, qui met le passé à distance du présent et permet ainsi d’objecti- ver en documents les créations anciennes. L’Occident moderne est le lieu où s’est, pour la première fois, manifesté envers les ruines un intérêt désinté- ressé, c’est-à-dire non immédiatement lié à une plus-value généalogique ou nationaliste; où les traces des autres (cultures, époques ou pays) ont été va- lorisées en quelque sorte pour elles-mêmes. Quand l’italien Paul III, en 1534, prend les premières mesures destinées à protéger les monuments antiques, il le fait en romain, pour défendre sa patrie et son histoire, redorer le bla- son, souligner une filiation. Le XVIIIe siècle fut chez nous le moment de cette transmutation de l’étrangeté en valeur, et d’un désinvestissement fonction- 28 nel en investissement esthétique. Significative, à cet égard, la naissance quasi simultanée de l’histoire de l’art et de l’esthétique comme discipline (avec Baumgarten et Winckelmann) et du monument historique comme catégo- rie à part (avec l’abbé Grégoire et Alexandre Lenoir). Ce qui s’institution- nalise à l’échelle nationale, à Paris, en 1837, culmine à l’échelle européenne en 1931, à Athènes, avec la première conférence internationale consacrée aux monuments historiques. Et le «complexe de Noé» a pour ainsi dire gagné la terre entière dans la seconde moitié de ce siècle (1972, Unesco, Convention sur la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, avec cent douze pays signataires dès 1991). Le Sud a d’autres pratiques de mémoire, non nécessairement liées aux constructions en dur ni même aux œuvres de l’homme, mais le fait est que la planète entière s’est convertie à la religion patrimo- niale de l’Occident, quitte à élargir le champ des protections jusqu’à un pa- trimoine oral et immatériel qui ne figurait pas dans l’acception originaire du mot. Observons dès maintenant que le premier, sinon le plus nocif, des abus monumentaux pourrait bien être celui du mot lui-même. Dans la nuit de l’absolu, disait Hegel, toutes les vaches sont grises. Dans la nuit des lois de protection, tout peut devenir monument, de la Vallée des merveilles à la plaque de cheminée, des gorges du Tarn au couteau de cuisine. La catégorie juri- dique «monument historique» représente une conquête capitale autant qu’un gouffre sémantique. C’est l’acte administratif du classement qui engendre ce monument-là, lequel peut être site, objet, édifice, bien meuble ou immeuble, bref, tout ce «dont la conservation présente au point de vue de l’histoire ou de l’art un intérêt public». Le mot «historique» ne doit pas non plus éga- rer puisque la valeur d’ancienneté n’est plus requise – des édifices des an- nées 1950 et 1960 pouvant être labélisés «historiques» depuis Malraux. L’usage commun également noie à l’ombre d’un mot-carrefour toutes les variétés d’«édifices remarquables» sans autre forme de procès. Quand on regarde tel Dictionnaire des monuments de Paris, au demeurant excellent, ne voit-on pas en couverture un photomontage en couleur amalgamer un monument par intention et destination comme la colonne de Juillet, un bâ- timent utilitaire comme l’Opéra Bastille qui ne deviendra sans doute pas un monument de référence, plus Notre-Dame de Paris et la place des Vosges, qui sont, eux, bel et bien historiques – liste à laquelle s’ajouteront, dans le corps du texte, des bâtiments à vocation industrielle ou commerciale, des décors de restaurants, des jardins et équipements sportifs, des salles de spec- tacle et des ateliers d’artistes? Beaucoup de discussions ayant le monument Trace, forme ou message ? 29 pour thème tournent au dialogue de sourds parce qu’on n’entend pas la même chose sous le même mot. Si dans les cercles concentriques du patrimoine, on franchit le grand cercle du «naturel» (paysages, parcs, sites, jardins, ter- ritoire rural), puis le cercle mitoyen des biens culturels (objets mobiliers et immobiliers par destination, antiquités et objets d’art), pour en arriver au premier cercle du patrimoine bâti, on doit encore procéder, semble-t-il, à des distinctions capitales. Riegl s’y est essayé avec succès (monuments in- tentionnels, historiques et anciens, soit «tout ce qui a subi l’œuvre du temps»). Serait-il permis de juger cette partition un peu datée et pas très claire? Si oui, on aimerait proposer une autre grille simplificatrice, susceptible de rendre nos édifices les plus nobles décidables – étant bien entendu que les indéci- dables ne sont pas les moins intéressants. Car le pouvoir discriminant du Monument majuscule, synthèse vague entre le singulier, le durable et le pu- blic, reste faible. On nous opposera qu’il ne faut pas faire du note à note sur une polyphonie, en débitant en tranches le continuum patrimonial. Ce der- nier est un film où le montage donne sens et couleur à chaque plan, ce qui invalide l’arrêt sur immeuble comme entité distincte et unité discrète. Soit. Mais mieux vaut savoir lire une partition avant d’entrer dans l’orchestre (le solfège n’est pas brouillé avec la symphonie). Qu’on nous permette alors de distinguer conceptuellement entre le monument-trace, le monument-forme et le monument-message. Ils ne mo- bilisent pas la même qualité de respect ni d’affect : le plaisir esthétique du regardeur n’est pas l’intérêt historique du visiteur, lequel n’est pas la mo- rale civique du participant. Avant de voir en quoi ils se ressemblent ou se recoupent, il n’est pas inutile de confronter l’un à l’autre ces trois idéal-types. Dans ce schéma, l’arc du Carrousel serait un monument-message; la pyra- mide du Louvre, un monument-forme; la passerelle du pont des Arts, un monument-trace. Si vous arrivez place de la Bastille, venant de la rue de Lyon, vous aurez devant vous, au centre, un monument-message, la colonne de Juillet, à votre droite, un monument-forme, l’Opéra Bastille, et, à l’angle opposé, la brasserie Bofinger, un monument-trace (inscrit à l’Inventaire). Il serait assez dommageable d’intervertir les sentiments : exhaler une ferveur patriotique devant Bofinger; tomber en admiration esthétique devant la co- lonne de Juillet; et écraser une larme émue devant l’Opéra Bastille. Le monument-message se rapporte à un événement passé, réel ou my- thique. Il commence à la marbrerie funéraire (cippe, obélisque, enfeu, cha- pelle) et culmine dans le monument commémoratif ou votif. Vulnérable plus que les autres aux intempéries mais surtout aux vendettas, au vandalisme 30 ou à la destruction planifiée (Vichy jeta Jaurès dans le Tarn), il est en gé- néral surélevé et grillagé. Son propre n’est pas la valeur artistique (il y a des «tomboramas» et des monuments aux morts en série) ni sa valeur d’ancienneté. Il n’a d’usage autre que symbolique : stipuler une cérémonie, soutenir un rituel, interpeller une postérité. Il aime les ponts, les passages obligés comme sont places, portes et carrefours, les champs de bataille et les cimetières. Il s’est pensé et a été voulu comme tel. C’est une lettre sous enveloppe dûment adressée par une époque à la suivante. C’est le monument au sens premier, entendu comme «marque publique destinée à transmettre à la postérité la mémoire de quelque personne illustre ou de uploads/Histoire/ debray-trace-forme-message-1999.pdf

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  • Publié le Jan 12, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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