Aux origines du système scientifique international Les développements de la chim
Aux origines du système scientifique international Les développements de la chimie en Europe, xviie-xixe siècles René Sigrist 1 Comme on l’a vu dans le premier chapitre de notre ouvrage, il est difficile de situer les origines de la science moderne ou de la science-monde, c’est-à-dire du système scientifique international 2. La genèse de la science moderne fut en effet un processus de longue durée, qui a peut-être démarré à la Renaissance et ne s’est guère achevé avant le milieu du xixe siècle. Le développement de la chimie obéit à la même incertitude. Les origines de la discipline se perdent dans la nuit des temps, ou à peu près. Ses stades de développement les plus significatifs font l’objet de débats. La « Révolution chimique » des années 1770-1780 a longtemps été considérée comme l’épisode le plus crucial pour la mise en forme d’un paradigme disciplinaire moderne. Mais comme pour la Révolution scientifique du xviie siècle, ce récit ne fait plus aujourd’hui l’objet du même consensus qu’auparavant. Certains auteurs, comme Allen Debus, ont mis l’accent sur la « philosophie chimique » des xvie et xviie siècles, dans laquelle ils ont vu une sorte d’équivalent pour la iatrochimie ce que fut la philosophie mécaniste pour la physico-mathématique. D’autres ont situé la rupture fondamentale vers 1700, avec l’attention accrue apportée aux réactions chimiques réversibles au détriment des transmutations alchimiques et de la recherche de substances secrètes. D’autres encore ont remarqué que ce n’est que dans les années 1830 que la chimie moderne, fondée sur la détermination des formules de composition élémentaire, s’est étendue à l’ensemble des substances naturelles et artificielles, qu’elles soient d’origine organique aussi bien que minérale. 1. Le présent chapitre est le fruit d’une recherche originale soutenue par la Gerda Henkel Stiftung, subside n° AZ 30/EU/11 et le Fonds national suisse, subside n° 100.011-137.579. 2. Voir le chapitre « De la révolution scientifique à la science-monde ». 202 Aux origines du système scientifique international Dans l’histoire des origines du système scientifique international, le développement de la chimie présente peut-être un cas à part. À moins que chaque discipline, ou chaque culture scientifique, ne soit précisément un cas différent. Quoi qu’il en soit, nous verrons que l’histoire du développement de la chimie en Europe, s’est d’abord inscrite dans trois espaces nationaux principaux (France, Grande-Bretagne, Allemagne) et quelques foyers secondaires (Suède, Italie). Elle a ensuite connu, dans le second tiers du xixe siècle, une première « diffusion » dans des entités plus « périphériques » comme la Russie, les États-Unis et l’Autriche-Hongrie. L’étude des mécanismes de cette première expansion permettra peut-être de savoir s’ils constituent des facteurs spécifiques et non reproductibles, ou si au contraire ils représentent une sorte de matrice des développements effectués dès la fin du xixe siècle dans d’autres entités géopolitiques comme l’Amérique du Sud, le Japon, ou l’Inde. 1 Les origines incertaines de la chimie (avant 1700) Les origines de la chimie remontent assez loin dans le temps. Les philosophes grecs des ve et ive siècles, Empédocle, Démocrite et Aristote avaient développé des théories ra- tionnelles de la matière capables d’ordonner, de classifier et d’expliquer les pratiques techniques relatives aux métaux, à la poterie, aux teintures, aux parfums et bien entendu à la pharmacie. À l’époque hellénistique, cette rationalité s’était largement dissoute dans un apport mystique d’origine égyptienne, qui devint par la suite une composante essentielle de l’alchimie occidentale. L’alchimie, qui existait traditionnel- lement en Occident comme dans la plupart des cultures pratiquant la métallurgie, était à l’origine une façon d’expliquer l’origine des métaux 3. Bien plus large que la chimie, elle était aussi, comme dans la plupart des cultures, un art cosmique censé permettre à ceux qui le maîtrisaient de libérer les parties minérales et animales du cosmos de leur existence temporelle afin d’atteindre un état de perfection : celui l’or dans le cas des minéraux 4. La longévité, l’immortalité et finalement la rédemption étaient les buts ultimes de ce grand œuvre. Sur un plan plus technique, la récupération par l’Occident chrétien de l’héritage grec et de ses enrichissements arabes prit des siècles. La laïcisation de la pensée sur la ma- tière prit davantage de temps encore. Au sortir du Moyen Âge, seul un petit groupe de savants, comprenant surtout des médecins, développait des recherches expérimen- tales, non sans s’égarer le plus souvent dans un vocabulaire hermétique censé protéger le savoir acquis face aux non-initiés. Dès le xiiie siècle, ces alchimistes « exotériques » étaient capables de préparer des acides forts (sulfurique, hydrochlorique et nitrique) en suivant les recettes du chimiste arabe Rhazès (850 – c. 923). Mais l’obscurité de leurs discours, et parfois de leurs finalités (transmutations, pierre philosophale), sans oublier leur pratique du secret, étaient à l’opposé du partage et de la vérification expérimentale des connaissances qui fondent une science véritable. Les pratiques de 3. Brock, 1992, p. 3-5. L’alchimie existait en particulier dans le monde islamique, en Chine, en Inde, en Indonésie, en Afrique et même en Sibérie. Dans ces différentes cultures, la présence de métaux au sein de la terre était généralement expliquée par des processus de génération et de croissance, ce qui donnait à la métallurgie une sorte de caractère obstétrique. 4. De telles transformations pouvaient être obtenues par l’usage d’une substance matérielle comme la pierre philosophale ou l’élixir, ou par l’accès à un savoir révélé, ou encore par une transformation psychologique (d’après E. J. Sheppard, in Ambix, 17, 1970, p. 69-84, cité par Brock, 1992, p. 4). René Sigrist 203 laboratoire et de boutique pharmaceutique demeuraient fortement empreintes de ma- gie, d’hermétisme et d’astrologie. Le premier à établir une distinction formelle entre chimie et alchimie fut Paracelse (1493-1541), qui assimilait lui-même la chimie à l’iatrochimie, c’est-à-dire à la chimie médicale. Dans son esprit, cette science incluait tout processus naturel dans lequel des substances se trouvent impliquées ou métamorphosées, que ce processus soit de nature physique (comme la cuisson) ou physiologique (comme la digestion). Paracelse rejetait fermement toute idée de transmutation des métaux, de pierre philosophale ou d’élixir. Il n’en demeurait pas moins un penseur hermétique, qui accordait une place importante aux correspondances, aux représentations symboliques et aux emblèmes. L’analogie qu’il établissait entre l’anatomie du monde et celle de l’homme l’incitait ainsi à rechercher des correspondances entre le macrocosme et le microcosme. Sa chimie demeurait d’ailleurs une quête spirituelle sur le sens de l’Univers aussi bien qu’une tentative de réforme de la médecine. Paracelse rejetait pourtant les raisonne- ments aristotéliciens, et réclamait même une réforme des universités. Mais c’était au profit d’une expérience du monde qui relève d’une sorte d’intuition, rendue possible par la position unique de l’homme dans la Création. Cette expérience (Erfahrung) n’avait donc pas grand-chose à voir avec l’empirisme expérimental tel que le concevra Francis Bacon. Il restait en fait chez Paracelse quelque chose de l’héritage médiéval et néoplatonicien de la gnose et de la magie naturelle. Son système, interprété de multiples manières par ses disciples au cours des xvie et xviie siècles, ne constituait pas encore une véritable rupture par rapport aux traditions alchimiques médiévales héritées du monde arabo-musulman. Avec Van Helmont (1579-1644) et avec d’autres médecins comme Daniel Sennert (1572-1637) ou Franciscus Sylvius (1614-1672) apparaît une médecine chimique pra- tiquement dégagée de tout mysticisme, et donc opposée à la tradition hermétique issue de Paracelse. Un historien comme Allen Debus a vu dans le développement de cette « philosophie chimique » une sorte de référence théorique aussi fondamen- tale pour la chimie et les sciences de la vie du xviie siècle que le fut la philosophie mécanique pour les sciences physico-mathématiques de l’époque de la « Révolution scientifique » 5. William Newman a même tenté de réintégrer l’expérimentation chi- mique et alchimique parmi les pratiques fondatrices ou annonciatrices de la Révolution scientifique 6. Certes, l’hostilité de la médecine savante classique, toujours dominée par l’héritage de Galien et d’Hippocrate, envers l’usage de remèdes chimiques, hostilité illustrée par l’attitude conservatrice de la Sorbonne dans la fameuse « querelle de l’antimoine » (1566-1666), fit apparaître les iatrochimistes pour des novateurs, qu’ils soient Paracelsiens, disciples de Van Helmont ou tout simplement pragmatiques. Mais l’expérimentation des iatrochimistes constituait un argument rhétorique davantage qu’une pratique effective. Les pratiques de laboratoire restaient pour l’essentiel l’apa- nage des pharmaciens, des métallurgistes (essayeurs) et des artisans. Au xviie siècle, le but de la philosophie chimique demeurait la recherche des principes premiers de la matière. La séparation entre chimie et alchimie restait d’ailleurs incertaine, ce qui a 5. Debus, [1977] 2002 et Debus, 2001. 6. Newman, 2006. 204 Aux origines du système scientifique international poussé certains auteurs anglo-saxons à désigner l’une comme l’autre par le mot neutre de « chymistry » 7. Selon Owen Hannaway, ce sont d’abord les nécessités liées à l’enseignement qui ont fait apparaître la chimie en tant que discipline distincte. C’est donc à l’Alchemia d’Andreas Libavius (1597) que reviendrait le mérite d’avoir présenté pour la première fois cette science comme un sujet d’étude à part entière, en y intégrant les techniques et les préparations de tous les arts et métiers qui s’y rapportent 8. Ces techniques uploads/Histoire/ aux-origines-du-systeme-scientifique-int-1.pdf
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- Publié le Fev 18, 2021
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