Essai sur les idées politiques de Montaigne et La Boëtie François Combes H. Dut
Essai sur les idées politiques de Montaigne et La Boëtie François Combes H. Duthu, Bordeaux, 1882 Exporté de Wikisource le 05/11/2016 UN MOT DE PRÉFACE Longtemps on a négligé le Contr’un de La Boétie. On le redoutait, ou on le dédaignait, car ce n’est qu’une brochure, mais si nourrie et si pleine qu’elle vaut un livre. Il appartenait à nos temps de seconde renaissance et d’investigations moins isolées, de revenir à ces grands penseurs du XVIe siècle et d’en présenter les écrits à la jeunesse des Écoles, de mieux voir ainsi les évolutions de l’esprit français à travers les siècles, et de chercher dans le passé le premier cri, si je puis dire, des institutions modernes. On ne pouvait omettre, dans ce tableau, le célèbre périgourdin La Boétie, qui aura un jour sa statue dans Sarlat, sa ville natale. Je donne sur lui une étude politique complète. On ne peut faire que de la politique avec La Boétie ; mais je n’oublie pas le style du Contr’un. Les belles pensées ne sont rien sans la forme. Je n’oublie pas le grand mérite littéraire de ce chef-d’œuvre de la prose française il y a trois cents ans, ni les efforts universels dès cette époque pour le perfectionnement de notre langue : chacun apportait sa pierre à l’édifice ; chacun avait son système et son idée. J’ai aussi examiné de près l’àge de La Boëtie dans le Contr’un. Notre savant et ingénieux philologue M. Dezeimeris, membre correspondant de l’Institut, en avait dit un mot, bien avant moi, et, je l’avoue, à mon insu. J’ai développé ses prévisions toujours sûres, en m’appuyant des allusions, des noms propres, des citations du Contr’un, et faisant servir La Boëtie à ma chronologie et à mon œuvre. C’est un petit point, mais je l’ai mis, je crois, hors de doute. La Boëtie me menait droit à Montaigne. Il était curieux de voir comment deux amis pouvaient penser différemment en s’aimant si étroitement. Dans les révolutions, la conformité d’idées fait souvent l’amitié et la rend plus durable. J’ai suivi jusqu’au bout cette situation psychologique, et j’ai trouvé que sous des formes d’état diverses et avec un caractère opposé, nos deux chercheurs, l’un austère, l’autre plus doux, se donnaient la main pour une même chose, une sage et honnête liberté. ESSAI SUR LES IDÉES POLITIQUES DE MONTAIGNE ET LA BOËTIE S’il fut un siècle pareil au nôtre pour les agitations civiles et le mouvement des esprits, c’est assurément le XVIe siècle, le siècle des révolutions religieuses et du libre-examen, de la Réforme et de la Ligue. La Société était tiraillée en tout sens ; les gouvernements étaient contestés ; des formes nouvelles étaient opposées aux formes anciennes et consacrées ; l’idée religieuse officielle était attaquée dans l’Église, dans l’État ; la démocratie catholique, excitée par une maison puissante et par un clergé tremblant, entrait violemment les affaires, tenait Paris par les Seize, et s’y dressait en formidable commune. Le but des ligueurs était précis : ils défendaient la vieille foi, sinon la vieille monarchie ; ils la défendaient par l’épée, et le désordre était immense. Les revendications populaires se glissaient sous les transports religieux. On massacrait les nobles et les bourgeois, les magistrats et les rois mêmes, après avoir tué les protestants ; on soutenait contre l’armée légale, qui était celle de Henri IV, le siège le plus affreux, toutes les horreurs de la peste et de la famine, plutôt que de se rendre. Et néanmoins on voyait aussi, comme en nos temps, des savants nombreux, des écrivains distingués, des publicistes ardents, parfois de doctes amis, comme étaient Cicéron et Atticus dans l’antiquité au milieu des longs troubles romains. Tel était le XVIe siècle, et nous sommes peut-être mieux placés pour le juger. En histoire, la distance est un bien, on voit mieux de loin que de près ; et c’est par les siècles agités que doivent être appréciés les siècles de discordes. On les méprise moins, on les excuse plus ; un retour sur soi n’est pas de trop, et l’indulgence conduit à la justice. Voilà pourquoi je voudrais étudier, sous le rapport de leurs idées politiques, deux de ces savants, deux de ces amis du XVIe siècle, La Boëtie et Montaigne, déjà maniés et retournés, si je puis dire, au point de vue de la philosophie et de la langue, par des écrivains illustres, éloquents, plus dignes d’attention et de mémoire. Mon séjour à Bordeaux, dans cette ville où vécurent les deux amis et où leurs descendants se trouvent, aidera à mes appréciations, autant que la similitude des temps. Dans les contrées qu’on habite, on pense vite aux grands hommes qu’elles ont produits. Il n’est pas long d’ailleurs l’ouvrage de l’un d’eux, le Contr’un de La Boëtie, ou Discours de la servitude volontaire : l’étendue est dans les idées, non dans les mots : c’est une brochure ; et bien des gens qui en eurent connaissance sous Charles IX, ou quand il parut sous Henri III, y virent un pamphlet. Montaigne lui-même, qui voulait l'insérer dans son chapitre de l’Amitié, en fut effrayé et ne l’inséra point. Il en fut effrayé, dis-je, sans cesser de l’estimer, comme il estimait bien d’autres œuvres de ce genre : car tout n’est pas à dédaigner dans cette multitude d’écrits que voient éclore les révolutions, et les pamphlets servent à la langue ; ils lui donnent plus de vivacité et d’esprit, plus de finesse et de trait ; ils l’aiguisent ; elle a par eux plus de verve railleuse et les plus piquants à-propos. Le style y est agité comme la passion qui l’inspire ; mais il y a quelque chose d’impétueux et d’altier, qu’offrent moins les époques tranquilles, où la majesté remplace la force, où l’allure légère succède à l’âpre causticité. On le vit bien au XVIIe siècle, dans les mémoires de la Fronde, qui rappelaient tant de pamphlets, surtout dans les mémoires de Betz, pamphlets eux-mêmes si souvent, et d’une originalité si fière qu’on les dirait écrits sur le bronze avec la pointe d’un acier. Le caractère de l’homme est pour beaucoup dans le style, le temps aussi. La vivacité du pamphlet ne reparut que dans les controverses religieuses, dans l’éloquence de la chaire, qui est une éloquence de combat. Saint-Simon, plus tard, n’eut la manière du cardinal de Retz que parce qu’il avait vu les derniers héros de la Fronde et qu’il avait aussi leur humeur. Et que ne dirait-on pas si l’on poussait jusqu’à Paul-Louis Courier, jusqu’à ce style si net, si mordant et si classique tout ensemble ? De même, sans les agitations du XVIe siècle, on n’aurait jamais eu ni Montluc, aussi cassant dans son style que dans sa vie ; ni Tavannes, si nerveux, quoique sentencieux et un peu pédant. Mais qui n’était pas un peu pédant à l’époque de la Renaissance ? — On n’aurait pas eu d’Aubigné, si savant et si fin, et dont un jeune érudit de l’ancienne bibliothèque du Louvre, M. de Caussade, a trouvé à Genève un grand nombre de lettres inédites ; ni les auteurs de la satire Ménippée, qui manient si bien l’ironie ; ni peut-être Henri IV écrivain, et ses lettres qui ont toutes les qualités : piquantes et vives, quand il juge ses ennemis ; aimables, tendres et toujours spirituelles, quand il parle à ses maîtresses ou à ses amis… On n’aurait pas non plus le Contr’un de La Boëtie, ce monument de la prose française au XVIe siècle, qu’ont loué tour à tour Villemain, Charles Nodier, Barthélemy Saint-Hilaire, Géruzez, Prévost-Paradol, D. Nisard. Ch. Nodier le trouve « étonnant et singulier, ferme, éloquent, comme nous paraîtrait, dit-il, la prose de Marcus Brutus et de Caton d’Utique, si nous avions leurs discours. » Prevost-Paradol, applaudissant au but politique du Contr’un, dans son Introduction à la belle édition de Montaigne par Victor Leclerc, « admire ce chef-d’œuvre d’une âme stoïque et d’un mâle génie ; » et Villemain enfin ajoute magnifiquement, dans son discours d’ouverture de 1822, « que le Contr’un ressemble à un manuscrit antique, trouvé dans les ruines de Rome, sous la statue brisée du plus jeune des Gracques. » I. — LA BOËTIE (Origines du Contr’un ; âge et poésies de La Boëtie) Tout est romain, en effet, dans La Boëtie, dans ce jeune magistrat du Parlement de Bordeaux, magistrat à vingt-deux ans ; tout, le style, les idées ; et rien d’étonnant que les protestants, alors fort mécontents des rois de France, aussi bien que des rois d’Espagne, aient imprimé son discours, en 1576 et en 1578, comme une arme de guerre contre une royauté intolérante, en l’appelant le et le baptisant eux-mêmes de ce nom provocateur. Il faisait partie du fameux recueil en trois volumes, intitulé les Mémoires de l’État de France sous le règne de Charles IX ; et que de choses dans ce recueil !… Les Massacres de ceux de la religion, à Rouen, à Vassy, à Paris et en d’autres lieux ; la Gaule française, de François Hotman, contre uploads/Histoire/ essai-sur-les-idees-politiques.pdf
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