Espaces Temps De l'usage raisonné de l'anachronisme François Dosse Résumé Penda
Espaces Temps De l'usage raisonné de l'anachronisme François Dosse Résumé Pendant longtemps la tradition historique française a chassé l'anachronisme comme une faute professionnelle au nom de la quête de vérité et du respect de l'authenticité. François Dosse montre tout l'intérêt de la transgression que réalise Nicole Loraux de cet interdit. Par là, elle prend toute la mesure des déplacements propres à une écriture de l'histoire considérée comme fondamentalement liée à un lieu et à un questionnement présent. Néanmoins, l'usage de l'anachronisme doit rester contrôlé pour éviter un certain nombre d'écueils mis ici en lumière. Abstract For a long period of time, the French historical tradition has cast away anachronism as a professional misdemeanour in the name of the search of truth and the respect of authenticity. François Dosse shows us all the interest of Nicole Loraux' s transgression of this stream of thinking. She therefore takes on the possibilities offered by using the displacement of such a writing, considered as linked to a present time and interrogation. Nonetheless, the use of anachronism must remain under control to avoid various risks also presented here. Citer ce document / Cite this document : Dosse François. De l'usage raisonné de l'anachronisme. In: Espaces Temps, 87-88, 2005. Les voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales. pp. 156-171; doi : 10.3406/espat.2005.4372 http://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2005_num_87_1_4372 Document généré le 19/04/2017 François Dosse De l'usage raisonné de l'anachronisme. Pendant longtemps la tradition historique française a chassé l'anachronisme comme une faute pro¬ fessionnelle au nom de la quête de vérité et du respect de l'authenticité. François Dosse montre tout l'intérêt de la transgression que réalise Nicole Loraux de cet interdit. Par là, elle prend toute la mesure des déplacements propres à une écriture de l'histoire considérée comme fondamentalement liée à un lieu et à un questionnement présent. Néanmoins, l'usage de l'anachronisme doit rester contrô¬ lé pour éviter un certain nombre d'êcueils mis ici en lumière. For a long period of time, the French historical tradition has cast away anachronism as a pro¬ fessional misdemeanour in the name of the search of truth and the respect of authenticity. François Dosse shows us all the interest of Nicole Loraux' s transgression of this stream of thinking. She therefore takes on the possibilities offered by using the displacement of such a writing, considered as linked to a present time and interrogation. Nonetheless, the use of anachronism must remain under control to avoid various risks also presented here. François Dosse est historien, professeur des universités à l'IUFM de Créteil, membre du comité de rédaction d'EspacesTemps. Dernier article dans EspacesTemps : "L'irréduction dans l'histoire intellectuelle", n° 84-85-86, 2004, p. 172-186. Cuo, Histoire, Femmes et Sociétés & EspacesTemps 87-88/2004, p. 156-171. On se souvient encore de l'interdit proféré par Lucien Febvre contre toute forme d'anachronisme. En quête de ce qu'il appelle "l'outillage mental" du XVIe siècle, il exprime clairement son hostilité à la tendance naturelle qu'a l'historien de transposer ses propres catégories de pensée, de sentiment, de langage dans des sociétés où elles n'ont pas de signification ou du moins pas la même. Dans son Rabelais , publié en 1942, il met en garde l'apprenti historien : "Éviter le péché des péchés, entre tous irrémissible : l'anachronisme1". Dans cet ouvrage, Lucien Febvre s'attaque à la thèse de Abel Lefranc qui fait de Rabelais un rationaliste, un libre penseur. Il reconstitue à cet effet l'outillage mental de l'époque pour en déduire que l'auteur aurait lu les textes du XVIe siècle avec les yeux d'un lecteur du XXe siècle et il dénie la possibilité de l'in¬ croyance à cette époque. Febvre admet qu'il puisse y avoir des hommes exceptionnels devançant leur temps, mais encore faut-il leur trouver des devanciers. Or, ni l'état de la science ni celui de la philosophie ne per¬ mettent de repérer ce qui aurait pu conforter l'expression de l'incroyance chez Rabelais. Marc Bloch défend la même position lorsqu'il cite le pro¬ verbe arabe : "Les hommes ressemblent plus à leur temps qu'à leurs parents" et lorsqu'il met en garde les historiens dans son Apologie de l'his¬ toire contre l'anachronisme qui est pour lui "entre tous les péchés, au regard d'une science du temps, le plus impardonnable2". Du juste éloge de l'anachronisme à de possibles dérapages. Sortant des conventions disciplinaires, Nicole Loraux a le mérite de se faire l'avocate de la transgression de l'interdit. Elle invite l'historien à avoir de l'audace, et encore plus d'audace dans son objectif de mieux com¬ prendre l'autre dans le temps et de penser la relation entre l'antiquité hel¬ lénique et notre temps présent jusque dans ses ambivalences. Ainsi, elle estime féconde la pratique de l'analogie par les anthropologues3. On ne peut que suivre sa démonstration rigoureuse et convaincante sur la valeur heuristique du présent dans la lecture et la compréhension du passé, et sur l'appartenance de la pratique historienne au paradigme de la traduction4. Elle invite à un va-et-vient entre les notions contemporaines et anciennes, à condition de respecter quelques règles fondamentales. Il ne saurait être question d'une simple projection mécanique de nos catégories présentes sur le passé. Nicole Loraux le sait plus que tout autre puisqu'elle appar¬ tient à un courant de chercheurs, celui de l'anthropologie historique de la Grèce ancienne, qui a totalement révolutionné notre regard sur ce monde en rompant justement avec cette forme d'anachronisme, véhiculée par l'école allemande du XIXe siècle, qui voyait dans le monde grec les prolé¬ gomènes des valeurs de la bourgeoisie occidentale. L'école d'anthropologie historique — "l'école de Paris" -, émanation du centre de recherche sur les sociétés anciennes Louis Gernet né autour de Jean-Pierre Vernant, Marcel Detienne et Pierre Vidal-Naquet, a renouve¬ lé notre connaissance de l'antiquité hellénique par son souci de retrouver la singularité de l'homme grec. Il s'agissait pour elle de mettre à jour les 1 «Lucien Febvre, Rabelais ou le problème de l'incroyance au XVI' siècle, (1942), Paris : Albin Michel, 1968, p. 15. 2 «Marc Bloch, Apologie pour l'histoire , (1941-1943), Paris : Armand Colin, 1993, p. 176. À juste titre, Nicole Loraux invite l'historien à avoir de l'audace. 3 Voir «Nicole Loraux, "Éloge de l'ana¬ chronisme en histoire", Le Genre Humain, Seuil, juin 1993, p. 23-39. 4 Voir «Paul Ricceur, Sur la traduction, Paris : Bayard, 2004. De l'usage raisonné de l'anachronisme. 157 catégories de pensée propres à ce monde et de démêler l'enchevêtrement du politique, du religieux, de l'éthique, des dimensions aux frontières poreuses. C'est donc en rompant avec un certain usage de l'anachronisme, en refusant de projeter nos cadres de pensée sur une société dont les res¬ sorts sont tout autres que ce courant s'est révélé le plus opératoire. Lancé dans une recherche philosophique sur la notion de travail en Grèce ancienne, Jean-Pierre Vernant découvre qu'on transpose souvent dans le passé un outillage mental anachronique : il n'y a pas chez Platon de mot pour exprimer la notion de travail. En montrant comment le poli¬ tique s'instaure à Athènes et englobe tous les rapports de production, ce marxiste convaincu remet en cause, lorsqu'il s'agit d'étudier la cité grecque, l'utilisation de la grille marxiste mise en place pour analyser les sociétés industrielles du XIXe siècle. Historicisant sa pensée, il établit qu'entre le VIIIe et le VIe siècle, on passe d'un univers mental à un autre5. Parti en quête de la notion de travail, Vernant découvre l'omniprésence du phénomène religieux et de ce qu'il est convenu d'appeler le mythe. Dès sa première étude en ce domaine — "Le mythe hésiodique des races" — il uti¬ lise, comme il le dira lui- même, "le modèle que proposent Lévi-Strauss et Dumézil" et procède "en structuraliste conscient et volontaire6". La psy¬ chologie/anthropologie qu'il prône révèle la volonté de ne pas enfermer la recherche historique dans un statisme catégoriel. Mais Vernant n'envisage pas son domaine de prédilection comme une entité séparée. Il pense ensemble tous les aspects de la vie en cité. C'est ainsi qu'il analyse une ins¬ tance peu présente dans les études structurales, l'organisation du politique à Athènes. Il étudie son avènement, dans le cadre des réformes de Clisthène à travers la notion de meson, le centre qui instaure la polis : "Le centre traduit dans l'espace les aspects d'homogénéité et d'égalité, non plus de différenciation et de hiérarchie7". À ce nouvel espace correspond l'ins¬ titution d'un calendrier civique et un nouveau rapport à la temporalité. Ce double travail d'homogénéisation qui va à l'encontre des divisions de la cité est à la base d'un basculement complet des catégories mentales. L'avènement de la philosophie, ne résulte pas, comme le pense Lévi- Strauss, de phénomènes contingents : la raison est "fille de la cité8". La cuisine du sacrifice en pays grec, un travail collectif publié sous la direction de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, peut être considéré comme l'ouvrage emblématique de "l'école de Paris". Les auteurs s'inter¬ rogent sur les pratiques alimentaires des Grecs à la manière de Lévi- Strauss, non par exotisme, mais pour mieux percevoir le mode de fonc¬ tionnement des sociétés helléniques. L'analyse de la signification de la thu- sia, le uploads/Histoire/ dosse-franc-ois-de-l-x27-usage-raisonne-de-l-x27-anachronisme.pdf
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- Publié le Mar 19, 2022
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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