ÉLISABETH ROUDINESCO - L'ANALYSE, L'ARCHIVE Collection « Conférences del Duca »
ÉLISABETH ROUDINESCO - L'ANALYSE, L'ARCHIVE Collection « Conférences del Duca » Depuis l’ouverture de la Bibliothèque nationale de France sur le site de Tolbiac, grâce au mécénat de la Fondation Simone et Cino del Duca, de grands intellectuels sont invités à livrer des synthèses originales et le fruit de leurs réflexions sur de grandes questions contemporaines. Élisabeth Roudinesco a prononcé ces conférences les 5, 7 et 8 juin 2000 dans l’auditorium de la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand. J'ai choisi pour thème « L'analyse, l'archive », évoquant ainsi en un même mot l'analyse des textes et le processus de la cure psychanalytique. L'analyse, l'archive, et non pas « psychanalyse de l'archive » ou « archive de la psychanalyse ». Le lien entre les trois conférences n'est pas apparent au premier abord ; pourtant, entre « Le pouvoir de l'archive », « Le stade du miroir » et « Le culte de soi et les nouvelles formes de souffrances psychiques », un fil rouge existe. Si, comme on le verra, le pouvoir de l'archive est d'autant plus fort que l'archive est absente, il existe bien un lien entre la première et la deuxième conférence. En effet, la théorie lacanienne du stade du miroir s'est développée depuis 1936 en se fondant sur une conférence dont le contenu a disparu : une conférence introuvable, retirée par son auteur des actes d'un congrès international qui se tenait à Marienbad. Par la suite, ce texte a dû sa place aux traces qu'il a laissées dans l'ensemble du corpus lacanien, c'est-à-dire à des fragments déposés par Lacan çà et là, puis reconstitués par l'historien, par moi en l'occurrence, à partir de témoignages et de notes. Quant à la question du culte de soi, elle a trait à la fois à l'archive et à la psychanalyse et, plus précisément, à l'émergence, durant le dernier quart du XX e siècle, d'une « archive de soi », d'un culte du narcissisme mettant au premier plan, contre et au-delà de la cure psychanalytique, une pratique de l'autoanalyse ou de l'autothérapie, fondée sur une valorisation de l'image de soi. Or, Lacan en avait saisi la dialectique dans sa fameuse conférence de 1936 sur « le stade du miroir ». Le pouvoir de l'archive p. 09-25 TEXT NOTES FULL TEXT 1J’ai choisi pour thème « L’analyse, l’archive », évoquant ainsi en un même mot l’analyse des textes et le processus de la cure psychanalytique. L’analyse, l’archive, et non pas « psychanalyse de l’archive » ou « archive de la psychanalyse ». Le lien entre les trois conférences n’est pas apparent au premier abord ; pourtant, entre « Le pouvoir de l’archive », « Le stade du miroir » et « Le culte de soi et les nouvelles formes de souffrances psychiques », un fil rouge existe. 2Si, comme on le verra, le pouvoir de l’archive est d’autant plus fort que l’archive est absente, il existe bien un lien entre la première et la deuxième conférence. En effet, la théorie lacanienne du stade du miroir s’est développée depuis 1936 en se fondant sur une conférence dont le contenu a disparu : une conférence introuvable, retirée par son auteur des actes d’un congrès international qui se tenait à Marienbad. Par la suite, ce texte a dû sa place aux traces qu’il a laissées dans l’ensemble du corpus lacanien, c’est-à-dire à des fragments déposés par Lacan çà et là, puis reconstitués par l’historien, par moi en l’occurrence, à partir de témoignages et de notes. 3Quant à la question du culte de soi, elle a trait à la fois à l’archive et à la psychanalyse et, plus précisément, à l’émergence, durant le dernier quart du XXe siècle, d’une « archive de soi », d’un culte du narcissisme mettant au premier plan, contre et au-delà de la cure psychanalytique, une pratique de l’autoanalyse ou de l’autothérapie, fondée sur une valorisation de l’image de soi. 4Or, Lacan en avait saisi la dialectique dans sa fameuse conférence de 1936 sur « le stade du miroir ». Voilà donc le fil rouge qui unit ces trois interventions. 1 Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995. 2 Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Paris, Gallimard, 1986 ; Yosef Hay (...) 5Je voudrais que cette première conférence soit aussi un hommage rendu à Jacques Derrida. C’est en effet en juin 1994 que j’ai organisé avec René Major un colloque au Freud Museum de Londres sur la question des archives de la psychanalyse et de l’archive en général. À cette occasion, dans un texte publié depuis, Mal d’archive1, Derrida s’est exprimé sur le pouvoir « archontique » de l’archive, sur son pouvoir de commandement, alors même qu’il commentait le livre qu’un grand historien, Yosef Hayim Yerushalmi, venait de consacrer au Moïse de Freud : Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et interminable2. Depuis cette date, j’ai eu moi-même à réfléchir à la question de l’archive en psychanalyse, à la manière de constituer une archive, à « la relation tragique et inquiète », comme le dit Derrida, que l’on peut entretenir avec l’archive, avec le spectre de l’archive absolue, avec cette idée folle que l’on pourrait tout archiver. Il existe chez tout historien, chez toute personne passionnée de l’archive une sorte de culte narcissique de l’archive, une captation spéculaire de la narration historique par l’archive et il faut se faire violence pour ne pas y céder. Si tout est archivé, si tout est surveillé, noté, jugé, l’histoire comme création n’est plus possible : elle est alors remplacée par l’archive devenue savoir absolu, miroir de soi. Mais si rien n’est archivé, si tout est effacé ou détruit, l’histoire tend vers le fantasme ou le délire, vers la souveraineté délirante du moi, c’est-à-dire vers une archive réinventée fonctionnant comme un dogme. 3 Le film de Claude Lanzmann, Shoah, où l’on ne voit aucune trace du génocide, montre bien que l’on (...) 6Entre ces deux impossibles, qui sont comme deux bornes d’un même interdit — interdit du savoir absolu, interdit de la souveraineté interprétative du moi —, il faut bien admettre que l’archive (détruite, présente, excessive ou effacée) est la condition de l’histoire. Pour résumer, on dira que l’obéissance aveugle à la positivité de l’archive, à son pouvoir absolu, conduit autant à une impossibilité de l’histoire que le refus de d’archive. Autrement dit, le culte excessif de l’archive aboutit à une comptabilité (l’histoire quantitative) dénuée d’imagination, et interdisant que l’on puisse penser l’histoire comme une construction capable de suppléer à l’absence de traces. Quant à la négation de l’archive, de son poids intériorisé comme mémoire subjective, ou comme héritage généalogique, elle risque de conduire à un délire qui reconstruirait le miroir de l’archive à la manière d’un dogme. Le rapport de l’historien à l’archive est du même ordre que celui du meurtrier à son acte. Pour parodier Freud (dans le Moïse), je dirais que le difficile n’est pas d’exécuter l’acte criminel mais d’en effacer la trace : le génocide des Juifs par les nazis en est la preuve. Tout a été fait pour que la trace de cet acte fût effacée et pourtant celle-ci est revenue là où l’on ne l’attendait pas. À cet égard, l’absence de traces ou l’absence d’archive est autant une trace du pouvoir de l’archive que l’excès d’archive3. 7S’agissant de Freud, l’œuvre écrite était achevée au moment de sa mort. En 1939, les correspondances, abondantes, n’étaient pas encore réunies mais l’on savait qu’elles n’étaient point perdues. Il se produisit alors, dans le mouvement psychanalytique, une volonté forte et concertée d’écrire l’histoire, de faire vivre l’œuvre de Freud et de la transmettre. 4 Ernest Jones, La Vie et l’Œuvre de Sigmund Freud, t. I (New York, 1953), Paris, PUF, 1958; t. II ( (...) 8Ernest Jones fut l’artisan de cette entreprise historiographique, d’abord parce qu’il rédigea la biographie du maître4, ensuite parce qu’il consolida la position de l’école anglaise dans le monde. Il en était le fondateur et l’avait conçue comme un contre-pouvoir face à la puissante école américaine renforcée dès 1933 par l’arrivée des émigrés européens, viennois notamment. D’où un double mouvement : les émigrés voulaient conserver les traces d’une Europe balayée par le nazisme et faire ainsi revivre le Freud de leur jeunesse et de leurs souvenirs viennois, tandis que Jones, chef politique de l’International Psychoanalytical Association (IPA), fondée en 1910, cherchait à assurer la prééminence politique et géographique de la Grande-Bretagne et de l’école anglaise de psychanalyse face au géant américain. Devenue anglaise après son émigration en 1938, Anna Freud se sentait partagée entre son amour pour les émigrés viennois, qui avaient, pour la plupart, adopté la citoyenneté américaine, et son attachement à la ville de Londres qui l’avait accueillie avec son père. 5 Sigmund Freud, Gesammelte Schriften, 12 volumes, Vienne, Internationaler Psychoanalytischer Verlag (...) 9Il y eut donc deux grands lieux de dépôt d’archives et d’activités historiographiques après la seconde guerre mondiale : Washington et Londres. Pour la traduction de l’œuvre de Freud et pour l’entreprise biographique, Londres triompha de Vienne uploads/Histoire/ elisabeth-roudinesco-l-x27-analyse-l-x27-archive.pdf
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- Publié le Dec 21, 2021
- Catégorie History / Histoire
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