21 Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 75, juillet-septembre 2002, p. 21-33. LE
21 Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 75, juillet-septembre 2002, p. 21-33. LES ENJEUX DU TRAVAIL DES FEMMES Sylvie Schweitzer « Les femmes ont toujours travaillé », sans qu’on ait longtemps voulu le voir ni le sa- voir. Écrire l’histoire du travail féminin, c’est aussi débusquer les raisons de ce long silence. Sylvie Schweitzer dresse ici l’état des lieux d’un champ de recherche en plein renouvellement, et propose les voies d’une histoire sociale qui ne s’écrirait plus seulement « au masculin neutre ». es femmes ont toujours travaillé. On ne le dit pas assez, on ne le voit pas vraiment et même, semble-t-il, on ne veut pas le savoir. Pourquoi ? Serait-ce, pa- radoxalement, à cause de la banalisation du travail féminin dans le paysage social d’aujourd’hui ? Bientôt, on raisonnera en termes de parité : douze millions d’actives, pour quatorze millions d’actifs au recense- ment de 1999. Et chacun-e de souligner les formidables mutations que ces chiffres suggèrent. Et pourtant, les femmes ont tou- jours travaillé : depuis deux siècles, il ne s’agit pas seulement de quelques margi- naux « travaux de femmes », mais d’une im- portante place dans la population active, au bas mot le tiers : 6,2 millions d’actives recensées en 1866, plus de 7 millions en 1911 comme en 1921 et un peu moins en 1931, 6,6 en 1954, plus de 7 millions à nou- veau en 1968 1. Ces chiffres parlent bien sûr d’eux-mêmes, d’autant qu’ils sont sous-éva- lués, des centaines de milliers d’agricultrices, d’épouses d’artisans ou de commerçants tra- vaillant dans l’ombre des statistiques, sans compter la présence de dizaines de milliers de congréganistes travaillant comme reli- gieuses et infirmières, même après la laïcisa- tion de la République 2. L’immémorial travail des femmes, dans le cadre ou non d’un salariat formel, paraît l’un des grands impensés des analyses sur notre société contemporaine, pour au moins deux raisons entrecroisées. D’une part, le travail est, dès les années 1830-1850, conçu comme un des attributs de la citoyen- neté, il remplace la propriété ; or, privées du droit de vote et d’éligibilité, les femmes ne furent pas, mentalement et politique- ment, incluses dans cet ensemble 3. D’autre part, cette organisation réglée de l’invisibi- lité du travail des femmes permettait d’ac- créditer l’une des représentations majeures de la nouvelle société élaborée au 19e siècle, à savoir la séparation des sphères publiques et privées, avec l’assignation des femmes à la seconde : décrites comme inactives, ou ponctuellement actives, les femmes pou- vaient ainsi être dénoncées comme l’armée de réserve du capitalisme et, aussi, comme concurrentes des hommes. Or, rien n’a été moins vrai, car elles n’ont longtemps pas exercé les mêmes mé- tiers qu’eux : femmes des soins, femmes 1. Je m’appuie là sur les chiffres des recensements utilisés par Margaret Maruani et Emmanuèle Reynaud, Sociologie de l’emploi, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001. 2. Pour une critique qui met en valeur le sous-recense- ment systématique de toutes les « femmes de… » agricul- teurs, artisans, commerçants, voir Sylvie Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire de leurs métiers, XIXe-XXe siècles, Paris, Odile Jacob, 2002. On y trouvera aussi une large bibliographie. 3. Joan W. Scott, « La Travailleuse », dans Geneviève Fraisse, Michelle Perrot (dir.), Histoire des Femmes en Occi- dent, tome 4, Paris, Plon, 1991, p. 419-440 ; La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1998. Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994 ; Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002. L Sylvie Schweitzer 22 des secrétariats, femmes des machines de l’usine et du bureau… Bien rares étaient les métiers mixtes, jusqu’à ces dernières décennies. Pour quelques centaines de milliers d’enseignantes, d’ailleurs assignées aux écoles de filles jusqu’aux années 1970, combien de métiers fermés ! Les métiers d’ouvrières et d’employées qualifiées, ceux de la magistrature, de la haute fonction pu- blique, de la médecine, du journalisme… Si les femmes ont toujours travaillé, ce fut dans le cadre d’une large division sexuelle les assignant à certains lieux et l’histoire de cette double réalité reste largement à creu- ser, tant pour ce qui concerne les divers sec- teurs d’emploi, que pour les formations qui y mènent et les rémunérations qu’ils per- mettent. Mais la place des femmes dans la population active, ce sont aussi les muta- tions du marché du travail, l’étude de leurs carrières et parcours. En effet, si l’on ne pense plus leur place en termes de portion congrue, de condition féminine spécifique, mais en termes de division sexuelle du tra- vail et d’avancées vers la mixité des em- plois, les perspectives changent. C’est cet inventaire que je voudrais ici tenter, en es- sayant de dégager des pistes de recherche prenant en compte ces paradigmes. ! DES REPÈRES CHRONOLOGIQUES Dans le cadre des études sur les femmes, il est devenu légitime et classique de dé- plorer les carences de l’historiographie fran- çaise, souvent comparée à l’américaine 1. Un inventaire de la place qui leur est ac- cordée dans les revues spécialisées, toutes thématiques et périodes confondues, a été dressé au cours d’une journée organisée par la revue CLIO en décembre 2000. Il n’était guère encourageant pour ce qui concerne les revues les plus connues : si l’on exclut la jeune CLIO. Histoire, Femmes et Sociétés, qui lui est entièrement consa- crée tout comme Travail, Genre et Société, publiée par les sociologues du travail, les Annales, Vingtième Siècle. Revue d’histoire ne lui ont guère accordé de place, quand Le Mouvement social est la revue la plus ouverte, depuis longtemps 2. On peut se consoler en notant qu’entre 1959 et 1999 Sociologie du Travail a consacré dix-huit articles sur 862 à la division sexuelle du travail ou aux rapports sociaux de sexe, mots-clefs d’ailleurs absents des index, tout comme « femmes » et « genre » 3. Pour l’histoire des femmes au travail, il en va de même. De toute manière, l’his- toire du travail en général reste une des pa- rentes pauvres des thématiques de re- cherche, alors même que celui-ci est au cœur des sociétés industrialisées 4. Les fa- cettes en sont pourtant multiples, avec l’histoire des différents stades de l’indus- trialisation des 19e et 20e siècles, avec le passage d’une société majoritairement rurale à une société urbaine, des travaux agricoles à ceux de l’usine, puis du bureau. Là, les femmes travaillaient partout, y com- pris au service de l’État qui élargissait ses ministères : aux finances et à la diplomatie s’ajoutent, dès la fin du 19e siècle, les com- munications, l’enseignement, le travail, puis les soins 5. L’histoire du travail inclut 1. En voir une synthèse dans Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, Fontenay/Saint-Cloud, ENS Éditions, 1998. 2. 36 articles dans les Annales entre 1969 et 1998 ; 12 articles dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire entre 1984 et 1999. 3. Margaret Maruani, « L’Emploi féminin dans la socio- logie du travail » dans Jacqueline Laufer, Catherine Marry, Margaret Maruani (dir.), Masculin-féminin. Questions pour les sciences de l’homme, Paris, PUF, 2001, coll. « Sciences so- ciales et société ». Le concept de « genre » désigne ce qui a trait à la construction sociale des différences de sexe. 4. Plusieurs synthèses : Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Points- histoire », 1991 ; Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, coll. « Points-his- toire », 1986 ; Alain Dewerpe, Le Monde du travail en France, 1800-1950, Paris, Seuil, coll. « Cursus », 1989 ; Pierre Guillaume (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, Bordeaux, MSHA, 1996. 5. Pour les répartitions de la population active, Olivier Mar- chand, Claude Thélot, Le travail en France, 1800-2000, Paris, Nathan, 1997 ; Luc Rouban, La fonction publique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1996. Récemment, Odile Join- Lambert a fait l’histoire d’un des statuts avec Le Receveur des Postes, entre l’État et l’usager, 1944-1973, Paris, Belin, 2001, qui, malgré sa déclinaison au singulier, traite aussi des rece- veuses. On arrive là au temps très contemporain, quand les études antérieures s’attachaient surtout au 19e siècle. Les enjeux du travail des femmes 23 aussi celle des différents groupes sociaux et de leurs recompositions successives, avec la pérennité ouvrière, mais aussi l’élargissement des classes moyennes, la montée des cadres 1. C’est encore l’histoire des formations, initiales et continues, qui permet la professionnalisation et la dé- finition des métiers. Dans cet ensemble, le salariat devient prépondérant et avec lui s’inventent de nouvelles catégories, comme celle du chômeur 2. C’est dire que cette histoire doit se faire dans des chronologies qui prennent en compte non pas le temps du politique, mais bien celui des différentes étapes de l’industrialisation, qui entraînent sans cesse la naissance de nouveaux métiers : pour dire vite, la première étape est celle de la prépondérance de l’agriculture, du char- bon, de la vapeur et des chemins de fer ; la deuxième, à partir de uploads/Histoire/ enjeux-du-travail-des-femmes.pdf
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- Publié le Nov 27, 2021
- Catégorie History / Histoire
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