1 Les temps de l'histoire Par Antoine Prost, Douze leçons sur l'histoire, pp. 1

1 Les temps de l'histoire Par Antoine Prost, Douze leçons sur l'histoire, pp. 101-123, Paris, Point, 1996 Nous aurions probablement pu écrire sans les changer les pages qui précèdent si notre sujet avait été la sociologie: il aurait suffi de substituer sociologie à histoire, sociologue à historien et sociologique à historique. En effet, toutes les disciplines qui s'intéressent de près ou de loin aux hommes en société posent-il des sources, au sein d'un groupe professionnel et d'une société donnée, des questions qui ont aussi un sens personnel pour celui qui les pose. Ce qui distingue la question de l'historien et la 10 met à part de celle du sociologue ou de l'ethnologue est un point que nous n'avons pas encore abordé: sa dimension diachronique. Le profane ne s'y trompe pas, qui reconnaît les textes historiques à ce qu'ils comportent des dates. Lévi- Strauss le note non sans malice. Claude Lévi-Strauss: Il n'y a pas d'histoire sans dates Il n'y a pas d' histoire sans dates; pour s'en 20 convaincre il suffit de considérer comment un élève parvient à apprendre l'histoire: il la réduit à corps décharné dont les dates forment le squelette. Non sans raison, on a réagi contre cette méthode desséchante, mais en tombant dans l'excès inverse. Si les dates ne sont pas toute l'histoire, ni le plus intéressant dans l'histoire, elles sont ce à défaut de quoi l'histoire elle-même s'évanouirait, puisque toute son originalité et 30 sa spécificité sont dans l'appréhension du rapport de l'avant et de l'après, qui serait voué à se dissoudre si, au moins virtuellement ses termes ne pouvaient être datés. Or, le codage chronologique dissimule une nature beaucoup plus complexe que l'on ne l'imagine, quand on conçoit les dates de l'histoire sous la forme d'une simple série linéaire. 40 La Pensée sauvage, p. 342. La question de l'historien est posée du présent au passé, et elle porte sur des origines, des évolutions, des itinéraires dans le temps, qui se repèrent avec des dates. L'histoire est un travail sur le temps. Mais un temps complexe, un temps construit, aux faces multiples. Quel est donc ce temps dont se sert l'histoire tout en le construisant, et qui constitue l'une de ses particularités fondamentales? 50 L'histoire du temps Un temps social Premier trait, qui ne surprendra guère: le temps de l'histoire est celui même des collectivités publiques, sociétés, Etats, civilisations. C'est un temps qui sert de repère commun aux membres d'un groupe. La remarque est si banale que, pour en comprendre la portée, il convient de repérer ce qu'elle exclut. Le temps de l'histoire n'est ni le temps physique ni le 60 temps psychologique. Ce n'est pas celui des astres ou des montres à quartz, divisible à l'infini, en unités rigoureusement identiques. Il lui ressemble par sa continuité linéaire, sa divisibilité en périodes constantes, siècles, années, mois, journées. Mais il en diffère parce qu'il n'est pas un cadre extérieur, disponible pour toutes les expériences. «Le temps historique n'est pas une infinité de faits, comme la droite géométrique est une infinité de points.»1 Le temps de l'histoire n'est pas une unité de mesure: l 70 'historien ne se sert pas du temps pout mesurer les règnes et les comparer entre eux, cela n'aurait aucun sens. Le temps de l'histoire est en quelque sorte incorporé aux questions, aux documents, aux faits; il est la substance même de l'histoire. Pas davantage, le temps de l'histoire n'est la durée psychologique, impossible à mesurer, aux segments d'intensité et d'épaisseur variables. Il lui est comparable, à certains égards, par son caractère vécu. Cinquante-deux mois de guerre en 1914-1918, 80 ce n'est pas sans analogie avec des semaines entre vie et mort dans un hôpital. Le temps de la guerre est très long. Celui de la Révolution, celui de mai 1968 passent très vite. Tantôt l'historien compte en journées, voire en heures, tantôt il compte en mois, en années ou davantage. Mais ces fluctuations dans le déroulement du temps historique sont collectives. Elles ne dépendent pas de la psychologie de chacun; on peut les objectiver. 89 1 P. Ariès, Le Temps de l'histoire. p. 219. 2 Il est d'ailleurs logique que le temps de l'histoire soit en accord avec l'objet même de la discipline. Étudiant les hommes en société, nous y reviendrons, l'histoire se sert d'un temps social, de repères dans le temps communs aux membres de la même société. Mais toutes les sociétés n'ont pas le même temps. Le temps des historiens actuels est celui de notre société occidentale contemporaine. Il est le résultat d'une longue évolution, d'une conquête séculaire. On ne saurait, dans les limites de cet essai, en retracer 10 l'histoire complète, d'autant qu'elle reste encore à écrire, dans une large mesure. Du moins est-il indispensable de poser les principaux jalons et de dégager les grandes lignes de cette conquête séculaire2. L'unification du temps : l'ère chrétienne Le temps de notre histoire est ordonné, c'est-à-dire qu'il a une origine et une direction. A ce titre, il remplit une première fonction, essentielle, de mise en ordre: 20 il permet de ranger les faits et les événements de façon cohérente et commune. Cette unification s'est faite avec l'avènement l'ère chrétienne: notre temps est organisé à partir d'un événement fondateur qui l'unifie: la naissance du Christ. Événement lui-même mal daté, puisque, selon les critiques, Christ serait né soit quelques années avant soit quelques années après Jésus-Christ: ce qui renforce le caractère à trait et symbolique de ce repère pourtant indispensable et qui fonctionne comme une origine algébrique, avec 30 ses dates négatives et positives (avant et après J.- C.). Il faut attendre le XIe siècle pour que l'ère chrétienne, date de la naissance du Christ, l'emporte dans la chrétienté. L'expansion des empires coloniaux, espagnol, néerlandais, britannique et français, l'imposera au monde entier, comme référence commune. Mais cette conquête n'a pas été rapide et elle n'est pas entièrement achevée. La généralisation de l'ère chrétienne a impliqué 40 l'abandon d'une conception circulaire du temps qui était extrêmement répandue. C'était celle de la Chine et du Japon, où l'on date par années du règne de l'Empereur la date origine est le début du règne. Mais les règnes s'enchaînent en dynasties ou en ères, qui suivent chacune la même trajectoire, de la fondation par un souverain prestigieux à la décadence et il la ruine. Chaque dynastie correspond à une des cinq saisons, une vertu cardinale, une couleur emblématique, un des cinq points cardinaux. Le 50 50 2 Nous renvoyons, essentiellement le lecteur aux ouvrages de Bernard Guénée, Hisloire et Culture historique dans l'Occident médiéval, de K. Pomian, L'Ordre du temps, de R. Koselleck, Le Futur passé. et de O.,S. Milo. Trahir le temps sans oublier P. Ariès, déjà cité. temps fait ainsi partie de l'ordre même des choses3. Le temps cyclique était aussi, par excellence, celui de l'Empire byzantin. Les Byzantins avaient en effet repris de l'Empire romain un cycle fiscal de quinze années, l'indiction, et ils dataient en indictions il partir de la conversion de Constantin (312). Les indictions se succèdent, et se numérotent si bien qu'une date est l'année d'une indiction précise: la troisième année de la 23e indiction par exemple. Mais les contemporains savaient dans quelle indiction ils se 60 trouvaient, et ils ne prenaient pas toujours la peine de préciser, quand ils dataient un document, le numéro de l'indiction, comme nous ne mentionnons pas toujours l'année dans les dates de nos lettres. C'est en quelque sorte un temps qui tourne en rond. En Occident, les Romains dataient par référence aux consuls, puis, plus commodément, par référence au début du règne des empereurs. L'Évangile de Luc nous donne un bon exemple de ces pratiques quand il date ainsi le début de la vie publique du Christ : «La 70 quinzième année du règne de l'empereur Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de la Galilée, Philippe son frère tétrarque de l'Iturée […] sous les grands-prêtres Anne et Caïphe4.» En ajoutant les règnes les uns aux autres, en dressant la liste des consuls, les historiens avaient calculé une chronologie à partir de la fondation de Rome, ah urbe condita. Calcul aussi savant que précaire, et qui n'était pas entré dans les usages communs. Après l'effondrement de l'Empire, on data 80 par référence aux diverses autorités. Les souverains dataient à partir du début de leur règne, et les moines à partir de la fondation de leur abbaye, ou par abbatial. Les chroniqueurs acceptaient ce découpage qui permet d'introduire des successions ordonnées, mais c'est comme si chaque royaume, chaque abbaye était une région, avec sa propre carte, son échelle et ses symboles. Au demeurant, la datation par référence aux règnes ou aux magistratures locales a longtemps survécu. Aujourd'hui même, il en 90 subsiste des traces, comme cette plaque apposée sur la façade de l'église Saint-Étienne-du-Mont, qui avertit le passant que l'église fut commencée sous François 1er et achevée sous Louis XIII. Quant aux hommes ordinaires, ils vivaient un temps structuré par les travaux des champs et la liturgie: temps cyclique par excellence, qui n'avance ni uploads/Histoire/ a-prost-les-temps-de-l-x27-histoire-da-douze-lecons-sur-l-x27-histoire.pdf

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  • Publié le Oct 07, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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