1 Philippe Meirieu Professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université

1 Philippe Meirieu Professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université LUMIERE-Lyon 2 Être enseignant aujourd’hui Rien ne peut exonérer les humains du devoir de transmission. Car il n’est aucun exemple d’un « petit d’homme » qui ait pu devenir « un « petit homme », sans l’intervention d’humains, déjà adultes, capables de lui transmettre les codes de la société qui l’accueille, son langage, sa culture, son histoire.1 C’est qu’en réalité l’enfant vient au monde infiniment démuni. Contrairement aux animaux, il ne sait faire que peu de choses à sa naissance et son développement est encore très largement aléatoire. Ainsi, nul n’a jamais vu et ne verra jamais une abeille démocrate ! L’abeille est génétiquement royaliste et son organisation sociale – son « régime politique » en quelque sorte – est inscrite dans ses gènes. En l’absence de mutation génétique, les abeilles reproduisent à l’identique le mode de vie de leur espèce et elles n’ont pas véritablement d’histoire. Rien de tel pour l’homo sapiens sapiens ! Son histoire, avec son caractère largement imprévisible, en témoigne justement. Car ce qui nous caractérise, c’est que nos enfants sont, en quelque sorte des « prématurés » : tout se passe, en effet, comme s’ils naissaient avant- terme, avant que les savoir-faire dont ils vont user toute leur vie ne soient stabilisés. Ils sont donc constitutivement inachevés, dépendant des relations qu’ils vont établir avec leur entourage. Mais cette « prématuration spécifique de la naissance chez l’homme »2 n’impose pas seulement à ceux et celles qui accueillent l’enfant de lui apprendre 1 Cf. Lucien Malson, Les enfants sauvages, 10/18, 2002 (première édition 1964). L’auteur présente ici plusieurs cas d’enfants élevés par des animaux et dont aucun n’a pu, malgré les efforts développés par la suite par des éducateurs bienveillants, retrouver des capacités humaines « normales ». 2 Ce que les biologistes, psychologues et anthropologues nomment la néoténie. Cf., en particulier, l’ouvrage de Desmond Morris, Le Singe nu, Grasset, Livre de poche, 1968. 2 les gestes élémentaires de survie dans un groupe ; elle exige également d’eux qu’ils l’élèvent, c’est-à-dire le rendent capable de faire face, à la fin de son éducation, à des choix qu’il devra assumer pour décider de son destin et à des engagements qu’il devra prendre pour prolonger le mieux possible l’histoire des humains dans ce monde. La philosophe Hannah Arendt3 a bien montré que chacun d’entre nous est « un obligé du monde », un monde qui est fait de plus de morts que de vivants, un monde qui était là avant notre naissance, que l’on nous a transmis et que nous devons transmettre à notre tour : pour que chacun de nos enfants puisse se construire grâce aux contraintes et ressources que nous lui faisons découvrir, pour que tous nos enfants puissent aussi se reconnaître comme parties prenantes d’un « monde commun » auquel ils vont pouvoir, à leur tour, contribuer. Qu’ils auront à charge de renouveler.4 I. Éducation et transmission 1) Une transmission longtemps profondément sélective Jusqu’au XVIIIe siècle, et malgré la présence en leur sein de savants de haut niveau, de clercs fort instruits comme d’artisans maîtrisant des savoir-faire très exigeants, nos sociétés occidentales sont restées largement indifférentes à la question d’une transmission systématique et généralisée des savoirs. Les savoirs se transmettaient au sein de petites cellules familiales par des précepteurs, dans des rapports de proximité immédiate ou grâce à l’engagement d’une personne dans un groupe particulier, professionnel ou religieux. Certes, il existait de somptueuses bibliothèques où étaient soigneusement conservés de précieux manuscrits ; quelques réseaux d’initiés, de par le monde, échangeaient des connaissances fort élaborées ; des corporations organisaient le passage de relais entre « maîtres » et « apprentis »… mais tout cela restait relativement marginal. Le peuple n’avait droit, lui, qu’à une éducation minimale de proximité et une catéchèse sommaire. Cela était lié, évidemment, au contexte politique et idéologique de l’époque : les humains n’étaient pas encore des « égaux » ; ils appartenaient même à des catégories étanches qu’il était extrêmement difficile de subvertir. Mais il y avait aussi une autre raison, plus philosophique : depuis Platon et Aristote, en effet, et pendant tout le 3 1906-1975 4 Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calman-Lévy, 1961, et La crise de la culture, Gallimard, 1972. 3 Moyen-Âge, on ne s’était guère préoccupé de la question des « apprentissages ». C’est que, pour Platon, apprendre, c’est se souvenir de ce que l’on porte déjà en soi et le rôle de l’éducateur, dans cette perspective, se limite à poser les bonnes questions qui vont permettre « la réminiscence ». Pour Aristote même, apprendre est une opération quasiment impossible puisqu’elle consiste à « faire ce que l’on ne sait pas faire pour savoir le faire » : or, cela apparaît tout à fait impossible ! Et, pour Saint-Augustin, théologien chrétien qui s’inspire d’Aristote, nous ne pouvons guère apprendre puisqu’il nous faudrait comprendre, avant tout apprentissage, les mots par lesquels on apprend et savoir déjà ce qu’ils représentent : apprendre se réduit donc à « retrouver en soi ce qui y est déjà » et enseigner, c’est indiquer à l’enfant où porter son regard en lui de telle manière à « être illuminé » par ce que le divin y a déposé.5 Nous sommes là en présence de théories de l’apprentissage qu’on peut qualifier d’endogènes : le sujet a, dès l’origine, tout en lui, avec des inégalités de « potentialités » qui rendent impensable un enseignement identique à toutes et tous et qui limitent le rôle du « maître » à un accompagnateur bienveillant des aptitudes qui s’éveillent. Concrètement, et pendant de longs siècles, les humains ont considéré comme parfaitement légitime de restreindre la transmission à quelques savoir-faire élémentaires pour la plupart des enfants et de ne s’attacher, pour les savoirs élaborés, qu’au sort de quelques « élus ». 2) L’émergence de la modernité pédagogique au XVIIIe siècle Il faut attendre le XVIIe siècle pour qu’émerge, avec Comenius6, un défi jusque-là impensable : « Enseigner tout à tous ». C’est que Comenius est protestant, donc inspiré par les thèses de Luther et Calvin qui, quand les catholiques y étaient farouchement hostiles, ont voulu traduire la Bible en langue vernaculaire afin de la rendre directement accessible à tous les fidèles. Comenius croit aussi que la guerre (il est pris dans la tourmente de la Guerre de Trente ans) est la conséquence de l’ignorance des hommes et de leur difficulté à communiquer entre eux. Il pense, enfin, qu’en collectant les savoirs de manière systématique, en rendant les apprentissages progressifs et en préparant les exercices appropriés, il n’est rien qu’un humain ne puisse apprendre. À cet égard, Comenius préfigure les Encyclopédistes du XVIIIe siècle et va être rejoint, sur le terrain pédagogique, aussi bien par 5 Cf. Saint-Augustin, De Magistro, Editions Klincksieck, 1988. 6 1592-1670, philosophe, grammairien et pédagogue tchèque, auteur de La Grande Didactique. 4 ce qui va se passer au plan politique que par ce qui va émerger au plan philosophique. Politiquement, c’est la Révolution française, bien sûr, qui, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, affirme que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », avant de se lancer dans de grands projets éducatifs qui tenteront de mettre en œuvre ce « droit à l’éducation pour toutes et tous »7… projets qui resteront, pour l’essentiel, lettre morte, car la Révolution, absorbée par la réorganisation du pays et la guerre, sera finalement peu active en matière éducative. Mais l’ambition de Comenius se trouvera également étayée, philosophiquement cette fois, par des penseurs importants, en rupture radicale avec la pensée traditionnelle. Il s’agit d’abord, bien sûr, de Jean- Jacques Rousseau8 qui, dans une œuvre qui articule étroitement l’émergence de la démocratie et l’exigence éducative, plaide pour la « perfectibilité de toutes et tous »9. Cette « perfectibilité » – qu’on nommera plus tard « éducabilité » – permet d’enseigner à tous les humains, sans distinction, en créant des situations pédagogiques qui, par un jeu de contraintes et de ressources savamment dosées, doivent permettre à chacune et à chacun d’accéder aux savoirs : ainsi l’enfant qui rechigne à étudier l’astronomie quand elle lui est expliquée de manière livresque, va-t-il en solliciter lui-même l’usage quand, perdu dans la forêt et affamé, il n’aura pas d’autre moyen pour retrouver son chemin. À partir du XVIIe siècle, s’impose l’idée que « tous les enfants sont éducables » et que nul ne peut être exclu du « cercle de l’humain ». PESTALOZZI, ou quand un pédagogue se coltine des enfants hostiles qui ne veulent pas apprendre… En automne 1798, le gouvernement helvétique envoie Heinrich Pestalozzi10, un disciple de Rousseau qui a pour projet de « donner des mains à l’Émile », diriger un orphelinat à Stans, une bourgade de Suisse alémanique que l’armée du Directoire vient de dévaster. Les orphelins 7 Dont le plus célèbre est celui de Condorcet (1743-1794) qui publiera Les Cinq mémoires sur l'instruction publique en 1791 et le fameux Rapport sur l'instruction publique uploads/Histoire/ etre-enseignant-aujourd4hui 1 .pdf

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  • Publié le Sep 09, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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