61 Les films de guerre de KUROSAWA Akira Michael LUCKEN Article publié dans la

61 Les films de guerre de KUROSAWA Akira Michael LUCKEN Article publié dans la Revue historique des armées, n°275, 2ème trimestre 2014, p. 61- 70. La pagination ci-après suit de façon indicative celle de l’article original. Toutes les illustrations ne sont pas reproduites. Kurosawa Akira, qui est né en 1910, a dirigé son premier film comme metteur en scène en 1943. Il en réalisa un second en 1944, puis deux en 1945. Le début de sa carrière est donc intimement lié à la Seconde Guerre mondiale sachant qu’à cette époque tardive du conflit, rien dans le secteur onéreux du cinéma ne pouvait être produit en dehors du cadre de la propagande et de l’effort de guerre. Le fait qu’il ait été si actif au cours de ces années de pénurie drastique et d’urgence nationale est le signe irréfutable qu’il avait la confiance des autorités, autrement dit que ces dernières considéraient ses œuvres comme propices aux intérêts immédiats de la nation. Pourtant, dans son autobiographie, qui fut traduite en français en 1997, Kurosawa présente son implication dans la guerre sous un jour assez différent : après une courte carrière d’assistant-réalisateur, il eut la chance de se voir confier la responsabilité d’un long métrage, puis de plusieurs autres grâce au succès du premier. Mais il fut sans cesse obligé d’en passer par des négociations pénibles avec les censeurs et il subit de nombreuses vexations1. Il en ressort l’image d’un cinéaste passionné qui vécut le conflit comme une entrave à son art. Cette manière de transformer une participation volontaire à l’effort de guerre en une implication subie est une posture caractéristique des intellectuels et artistes japonais après 1945. La quasi totalité de la population active ayant en effet participé à la bataille, le débat sur la responsabilité des civils qui s’ouvrit au lendemain de la défaite avorta rapidement2. En outre, comme les diffuseurs étrangers n’eurent aucun intérêt à soulever cette question polémique, la carrière internationale de Kurosawa n’entraîna pas un réexamen postérieur de ses œuvres de jeunesse. C’est ainsi que tout récemment encore, dans le fascicule accompagnant la réédition attendue de ses films de guerre, un critique américain écrivait au sujet de Le plus beau, une œuvre de 1944 : « Le thème de ce film — 1 Cf. Kurosawa Akira, Gama no abura : jiden no yō na mono, Tōkyō, Iwanami shoten, 1984 ; Hamano Yasuki (éd.), Taikei Kurosawa Akira (plus loin TKA), vol. 4, op. cit., p. 141-162. Traduit en français sous le titre Comme une autobiographie, Paris, Cahiers du cinéma, 1985. 2 Sur l’implication des intellectuels et artistes japonais dans la Seconde Guerre mondiale et sur les débats qui ont suivi la défaite de 1945, je renvoie à mes livres Grenades et amertume : les peintres japonais à l’épreuve de la guerre, 1935-1952, Paris, Les Belles lettres, 2005 et Les Japonais et la guerre, Paris, Fayard, 2013. 62 la nécessité du sacrifice complet de l’individu pour la nation — était en phase avec le kokutai, l’idéologie répressive de l’Etat, mais ce n’était pas une idée à laquelle Kurosawa personnellement croyait »3. Alors que depuis les années 1990 les historiens japonais ont entrepris un vaste travail de relecture critique des années de guerre, il est temps de voir disparaître en Occident ce type de commentaire ambigu et mal étayé. Il ne s’agit cependant pas de dire que Kurosawa a « collaboré » avec les militaires en plaquant sur l’histoire nippone des expressions et des références françaises qui induisent immédiatement un jugement. En montrant, à travers les thèmes de la solidarité, de la violence et de la ruse, en quoi les films de Kurosawa sont des films de guerre, l’objectif de cet article est aussi de faire bouger les représentations occidentales quant à ce que fut la guerre pour les Japonais, et particulièrement les dernières années du conflit. La solidarité nationale Le plus beau (Ichiban utsukushiku), qui sortit sur les écrans en avril 1944, ouvre sur une scène à portée symbolique. Le directeur d’une usine spécialisée dans la fabrication de lentilles optiques pour l’industrie militaire a fait rassembler le personnel pour lui annoncer une augmentation des cadences de production. Ouvriers et ouvrières, en uniformes et alignés, attendent gravement. Mais au moment où le directeur prend la parole, un bouton mal réglé interrompt la retransmission et l’oblige à recommencer. Ce qui est signifié à travers cette scène liminaire, c’est que la technique n’est pas fiable, qu’elle n’a pas de valeur intrinsèque. Elle n’est que le reflet des qualités intellectuelles et spirituelles de la collectivité : l’inattention d’un seul individu peut mettre en échec les efforts de tous. L’ensemble du film se déploie ensuite autour de ce thème. Cette œuvre, dont Kurosawa a rédigé le scénario et à laquelle il était très attaché, a une portée conjoncturelle évidente4. A une époque où l’ensemble de la nation est mobilisé, elle dépeint un aspect essentiel de ce que les autorités appelaient la « guerre de l’arrière » (jūgo no sensō). Un critique évoque en 1944 une œuvre qui prend pour objet « un bataillon de volontaires féminin impliqué dans le front de la production »5. Et dans le résumé publié quelques mois plus tôt, on peut lire en conclusion : « Voir ces ouvrières marcher fièrement en rang droit devant elles est quelque chose de vraiment beau. Ça rappelle que tout le monde se bat. Que nous avons tous une grande responsabilité si nous voulons que le Japon sorte vainqueur »6. Le parallèle entre les ouvriers et les soldats est souligné dans le film à de nombreuses reprises, en particulier dans une scène où l’héroïne épuisée rêve qu’elle est un pilote de chasse à la poursuite d’un avion américain. Comme le remarque Yoshimoto, Le plus beau fait partie d’un genre caractéristique de la production cinématographique du Japon en guerre, les « films faisant la promotion de la politique nationale d’augmentation de la productivité de l’industrie militaire » 7. Kurosawa la décrit même en 1944 comme un appel au « martyr » (gyokusai), ce qui est encore beaucoup plus direct8. Toutefois ce film n’est pas le simple reflet de la réalité de l’époque. Contrairement à ce que des auteurs comme Guillain ont pu soutenir, la fusion organique de l’individu dans le groupe n’est pas une propension « naturelle » des Japonais9. Il s’agit d’un modèle idéal que les autorités ont lentement façonné à partir du milieu des années 1930. Il y a donc dans ce film une grande part de propagande. La réalité de 1944, ce n’est pas 3 Stephen Prince, « Doing his Part », The Most Beautiful, The First Films of Akira Kurosawa, Criterion, coll. « Eclipse », 2010. 4 Cf. Kurosawa Akira, Gama no abura : jiden no yō na mono, op. cit. ; TKA, vol. 4, op. cit., p. 151. 5 « Shinsaku eiga kikaku hyō », Nihon eiga, n°9-3, mars 1944, p. 51. 6 « Shin eiga shōsetsu : Nihon no seishun », Eiga no tomo, novembre 1943 ; TKA, vol. 1, p. 170. 7 Mitsuhiro Yoshimoto, Kurosawa. Film studies and Japanese Cinema, Duke University Press, 2000, p. 87. 8 « Dans Le plus beau, j’étais un chef de section intrépide qui lançait ses hommes tout droit à l’assaut en leur répétant encore et encore : mourons en martyrs ! » (Ichiban utsukushiku de wa, tada gyokusai shiro, gyokusai shiro to oshie konde, masshigura totsugeki wo yaraseta gamushara na chūtaichō de atta) ; Cf. « Kurosawa Akira, « Enshutsu ni tsuite », Shin eiga, janvier 1945 ; TKA, vol. 4, p. 742. 9 Cf. Robert Guillain, Le Peuple japonais et la guerre, Paris, René Julliard, 1947, p. 39-40. 63 l’enthousiasme patriotique et le sens du devoir qui triomphent sur les vicissitudes du quotidien comme le montre le film, c’est bien davantage la fatigue, la dénutrition, l’angoisse et le doute. L’œuvre de Kurosawa est une fiction visant à donner un sens positif aux sacrifices demandés à la population, elle est à ce titre similaire à des centaines de livres, peintures ou pièces de théâtre commandés par les armées ou par le Service d’information du Cabinet, un organe composé principalement de militaires et de fonctionnaires du ministère de l’Intérieur qui orientait et contrôlait la politique culturelle pendant la guerre. L’exaltation de la solidarité ne doit pas être interprétée uniquement dans un cadre local. Elle ne prend son sens que par rapport à l’ordre mécanique, contractuel et abstrait assigné aux démocraties occidentales dans les médias. L’empathie nationale et la logique de profit américaine formaient un système binaire dans l’esprit des Japonais. Plus la machine américaine se montrait efficace, plus le Japon devait spiritualiser son effort. C’est pourquoi un film comme Le plus beau ne met pas l’accent sur la vitesse, la force ou l’efficacité, mais bien davantage sur la concentration des ouvrières et l’harmonie qui doit régner entre elles, la première étant la conséquence de la seconde. Par conséquent, le caractère relativement peu martial de ce film n’est en aucun cas le signe d’un recul par rapport aux événements de l’époque et aux exigences de uploads/Histoire/ les-films-de-guerre-de-kurosawa-akira.pdf

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  • Publié le Apv 13, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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