L’histoire de la linguistique comme épistémologie : Jakobson contre Saussure To

L’histoire de la linguistique comme épistémologie : Jakobson contre Saussure Toutain, Anne-Gaëlle Laboratoire « Histoire des théories linguistiques » (UMR 7597) annegaelletoutain@yahoo.fr 1 Introduction L’histoire de la linguistique n’est pas seulement l’affaire des historiens de la linguistique et des épistémologues. Elle est également celle des linguistes eux-mêmes, qui nous livrent ainsi leur « horizon de rétrospection ». Dans « Histoire des sciences et entropie des systèmes scientifiques. Les horizons de rétrospection », Auroux1 pose que « [l]a structure de l’horizon de rétrospection est une cause dans la production momentanée de la recherche » (Auroux, 1987 : p. 29), mais également qu’« à l’inverse, la structure du système scientifique détermine celle des horizons de rétrospection » (Auroux, 1987 : p. 29). Il nous semble pour notre part que ces contributions des linguistes à l’histoire de la linguistique sont analysables en termes de problématique, ce que nous nous efforcerons de montrer à travers une comparaison des histoires jakobsonienne et saussurienne de la linguistique. Ce sont là, en effet, des histoires que tout oppose : tandis que Saussure repère une série de ruptures, la représentation jakobsonienne est fondamentalement continuiste ; corrélativement, alors que Jakobson insiste sur la grande ancienneté de la science du langage, la linguistique commence pour Saussure au plus tôt avec la Grammaire comparée de Bopp. A la synthèse jakobsonienne (1) répond la rupture saussurienne (2). 2 Synthèse jakobsonienne S’il importe de faire apparaître, comme marque d’une problématique, cette opposition jakobsonienne à Saussure qui donne son titre au présent article, on trouve néanmoins dans les textes jakobsoniens au moins une référence approbatrice à la position saussurienne en matière d’histoire de la linguistique. Jakobson affirme en effet dans « Glosses on the Medieval Insight into the Science of Language » (1968- 1973), à propos de l’oubli dont fut selon lui victime au siècle de la grammaire comparée la Grammaire générale et raisonnée de Port Royal : « Saussure répliqua à l’attitude négative des néogrammairiens envers les grammairiens de Port Royal par une négation de la négation, et son infaillible perspicacité quant à la dialectique de l’avancée scientifique nous met en présence d’une continuation prévisible de ce développement dans les récentes discussions acharnées, réévaluations, et éditions critiques de ce manuel “traditionnel”. On peut à nouveau rappeler le mot d’ordre de Stravinsky sur le renouveau et la tradition, qui “se développent et se soutiennent l’un l’autre dans un processus simultané”. » (Jakobson, 1985a : p. 198 [nous traduisons]). La notion de « négation de la négation » est cependant projective. Jakobson cite alors2 l’affirmation saussurienne du caractère « irréprochable » (Saussure & Constantin, 2005 : p. 260) du point de vue scientifique adopté par la grammaire traditionnelle, qui est un point de vue purement synchronique là où la linguistique historique du dix-neuvième siècle se caractérisait quant à elle par un point de vue mal délimité, et dont il affirme ainsi qu’il faudra y revenir une fois tirés les enseignements de la linguistique historique. Néanmoins, la distinction saussurienne entre synchronie et diachronie n’a rien d’une synthèse, mais, comme Saussure l’affirme à cet endroit du troisième cours, implique d’une part un point de vue synchronique renouvelé, c’est-à-dire une redéfinition de l’état (comme synchronie d’un système de SHS Web of Conferences 8 (2014) DOI 10.1051/shsconf/20140801008 © aux auteurs, publié par EDP Sciences, 2014 Congrès Mondial de Linguistique Française – CMLF 2014 SHS Web of Conferences Article en accès libre placé sous licence Creative Commons Attribution 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0) 521 Article available at http://www.shs-conferences.org or http://dx.doi.org/10.1051/shsconf/20140801008 valeurs), d’autre part une opposition entre ses deux termes, définitoire de la langue comme système de valeurs : « Après avoir fait de l’histoire linguistique très longtemps et après en avoir trouvé résultats précieux, il faudra revenir au point de vue statique, mais y revenir avec un point de vue renouvelé. Ce sera une des utilités de l’étude historique d’avoir mieux fait comprendre ce qu’était un état. <Donc même pour linguistique statique on gagnera à avoir fait linguistique historique> On aura de toutes façons gagné à avoir fait linguistique historique. La grammaire traditionnelle ne s’est occupée que de faits statiques ; la linguistique nous a révélé tout le côté historique de la langue. Elle nous a fait connaître un nouvel ordre de faits ; mais ce que nous disons : ce n’est que l’opposition des deux ordres qui est féconde comme point de vue. Il ne faut pas en rester à constater qu’il y a des faits évolutifs et des faits statiques. Il y a lieu de les séparer afin d’en voir complètement le contraste. C’est à quoi nous arrivons. On ne conteste pas existence des deux ordres, mais on ne les oppose pas suffisamment. » (Saussure & Constantin, 2005 : p. 260-261). Cette vision dialectique – ou plus exactement, comme nous le verrons, intégratrice et continuiste – de l’histoire de la linguistique, est de fait proprement jakobsonienne. La conception jakobsonienne de l’histoire de la linguistique est marquée par une contradiction majeure, qui consiste à affirmer tout à la fois l’existence d’une continuité entre la linguistique contemporaine et la linguistique antérieure et la nouveauté de la linguistique contemporaine, et, plus généralement, à refuser la notion de progrès tout en reconnaissant des lignes générales de développement. Concernant le premier point, le passage le plus remarquable se trouve dans « The Kazan’s School of Polish Linguistics and Its Place in the International Development of Phonology » (1958-1960). Jakobson écrit en effet : « Il ne serait pas exagéré de dire que l’introduction du concept de “phonème” dans la science du langage a constitué un tournant dans le développement de cette branche de la connaissance et a eu une influence décisive non seulement sur la façon de traiter les problèmes phoniques mais aussi sur l’ensemble de la méthodologie de la linguistique. De même que pour beaucoup d’autres principes de la linguistique moderne, l’Antiquité avait déjà esquissé cette découverte, mais on l’oublia ensuite ou on n’en tint pas compte. » (Jakobson, 1973a : p. 199). Il mentionne ensuite, dans l’ordre, les théories sanskrites du langage, la philosophie grecque (Aristote, Platon, puis Démocrite et Epicure) et les théories médiévales (Saint Thomas d’Aquin), avant de conclure : « Toutes ces hypothèses fécondes tombèrent toutefois dans un oubli complet et la doctrine universitaire orthodoxe du siècle dernier traita les sons du langage comme de pures données des sens, sans tenir compte des tâches qu’ils remplissent dans le langage. C’est seulement vers la fin du troisième tiers du XIXe siècle que quelques linguistes virent de nouveau la nécessité d’une approche fonctionnelle des sons du langage. Les grammairiens sanskrits et certaines conceptions des philosophes classiques et scolastiques influencèrent dans une certaine mesure telle ou telle étape des recherches modernes sur le phonème ; mais, au cours des neuf ou dix dernières décennies, des chercheurs de divers pays ont entrepris une recherche immense et neuve, tant sur le plan théorique qu’empirique. » (Jakobson, 1973a : p. 201). La théorie phonologique apparaît ainsi tout à la fois comme une théorie neuve constituant un tournant dans l’histoire de la linguistique et comme une redécouverte, au moins partielle, d’idées anciennes3. Il faudrait soumettre à la critique l’analyse jakobsonienne de ces théories anciennes du langage, dont la pertinence, eu égard à la lecture projective à laquelle se livre Jakobson, est discutable4. Le fait notable, néanmoins, nous paraît être la notion de précurseur, dans la mesure où, comme le soulignait Canguilhem dans sa conférence à Montréal du 28 octobre 1966, « L’objet de l’histoire des sciences », « [l]e précurseur est [...] un penseur que l’historien croit pouvoir extraire de son encadrement culturel pour l’insérer dans un autre, ce qui revient à considérer des concepts, des discours et des gestes spéculatifs ou expérimentaux comme pouvant être déplacés et replacés dans un espace intellectuel où la réversibilité des relations a été SHS Web of Conferences 8 (2014) DOI 10.1051/shsconf/20140801008 © aux auteurs, publié par EDP Sciences, 2014 Congrès Mondial de Linguistique Française – CMLF 2014 SHS Web of Conferences Article en accès libre placé sous licence Creative Commons Attribution 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0) 522 obtenue par l’oubli de l’aspect historique de l’objet dont il est traité. » (Canguilhem, 1968 : p. 181). Cette notion témoigne en effet d’une attention portée exclusivement sur l’objet, au détriment des problématiques. Plus précisément, l’objet jakobsonien est donné, et constitue en tant que tel le support d’un déroulement historique (dès lors au sens empirique, et non épistémologique, du terme). L’ambivalence de la notion jakobsonienne de progrès apparaît quant à elle de la manière la plus nette dans « Language and Culture » (1967), où Jakobson, qui compare alors significativement de ce point de vue histoire de l’art et histoire des sciences, affirme d’une part que « toute idée de progrès rectiligne est une simplification excessive déroutante » (Jakobson, 1985a : p. 103 [nous traduisons]), comme l’illustre par exemple la supériorité de la sémantique médiévale sur la sémantique moderne, mais également, d’autre part, que « nous ne devons pas oublier ces lignes générales de développement qui nous conduisent toujours plus loin et ouvrent sans cesse de nouvelles uploads/Histoire/ lhistoire-de-la-linguistique-comme-epistemologie.pdf

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  • Publié le Nov 26, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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