– Avant le cinéma : histoire et symbolique du miroir dans l’art et la société A

– Avant le cinéma : histoire et symbolique du miroir dans l’art et la société A – Une brève histoire du miroir 1 – Le miroir : une réponse au besoin de se voir Le miroir naît d’un désir. Le corps humain est ainsi fait que nous ne pouvons voir directement notre visage. Les organes de notre vision, les yeux, en percevant les différentes intensités de lumière de la scène qui se trouve devant nous et qui vont permettre au cerveau d’en recréer l’image, se trouvent sur notre visage, qui est reconnu comme étant l’élément de notre corps qui nous définit et nous identifie le plus en tant que personne individuelle : on reconnaît d’abord quelqu’un par son visage. Or, si les yeux sont bien placés pour donner un accès visuel à la quasi-totalité de notre corps, il demeure un élément qu’ils ne peuvent nous donner à voir : eux-mêmes, et par conséquent notre visage, c’est-à-dire finalement nous- même7 . L’être humain est ainsi fait qu’il ne peut résister à ce qu’il ne peut posséder. Bien que l’on puisse aisément savoir approximativement à quoi l’on ressemble grâce au toucher, un autre de nos sens, et grâce au regard des personnes que l’on côtoie, le fait de ne pas se voir – et de ne pas pouvoir se voir autrement que par un intermédiaire – va à l’encontre d’un réflexe humain, d’une impulsion primitive pouvant être tout simplement reliée à de la curiosité. C’est de cette impossibilité physique de nous voir avec nos propres yeux, le fait que nous pouvons voir le monde qui nous entoure mais non ce qui nous constitue, du moins en partie, que naît un désir. Selon Platon, l’Homme « désire ce dont il ne dispose pas et ce qui n’est pas présent ; et ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas lui-même, ce dont il manque » 8 . Le 7 « Cette tête qui m’identifie toujours, pour les autres comme pour moi- même, à quoi souvent je me réduis, est justement ce que je ne peux qu’imaginer ou sentir de mon corps, mais très rarement voir et jamais comme les autres la voit. Ma figure m’est absence, perceptible par ce que je vois, c’est-à-dire par tout ce qui n’est pas elle tant que je ne suis pas devant une glace. » VERNET Marc, De l’invisible au cinéma : Figures de l’absence, Éditions de l’Étoile – Cahiers du cinéma, Collection Essais, 1988, p.36. 8 PLATON, Le Banquet, Traduction de Luc Brisson, 200a-200e. ENS LOUIS-LUMIÈRE LE MIROIR AU CINÉMA CARL DEMAILLE 12 miroir, et tout ce qui peut reprendre son rôle, va répondre à ce désir qu’a l’Homme de pouvoir se voir, de voir son visage. « Se connaître, comme y invite le principe delphique, c’est remonter des apparences sensibles du miroir commun – reflets, apparences, ombres ou phantasmes – jusqu’à son âme. L’homme, dit Platon, doit prendre soin de son âme qui fait son essence. Or celle-ci a besoin d’un reflet pour se connaître car tel l’œil, elle ne peut se voir elle-même. » 9 Le dictionnaire Larousse donne du miroir les définitions suivantes : « verre poli et métallisé (étain, argent, aluminium) qui réfléchit les rayons lumineux » et « surface polie, métallique ou autre, servant aux mêmes usages » 10. Bien que ces définitions soient justes, en mettant l’accent sur son principe de fonctionnement elles omettent pourtant la raison d’être du miroir, à savoir le rôle qu’il joue dans la relation entre un regard et une image, qu’il produit effectivement par réflexion de rayons lumineux. C’est pourquoi nous pouvons compléter les définitions précédentes par une autre, en définissant le miroir comme une surface polie, en verre ou en métal, qui réfléchit les rayons lumineux « pour qu'une image s'y forme par réflexion et qui est conçu à cet effet » 11 . L’étymologie du mot « miroir » témoigne de ce lien qu’il entretient avec la perception d’une image, puisque son nom français vient de « mirer », du latin mirare, « regarder attentivement ». Le mot italien specchio vient du latin specere, « regarder », « observer », spéculer » 12, que l’on retrouve dans le terme speculum, le speculum étant à l’origine un équivalent du miroir, le mot « spéculer » introduisant déjà le rôle de l’imagination, de la fausseté de la tromperie, et non pas seulement d’un regard objectif. Cette seconde piste étymologique amène au rôle que joue le miroir dans la connaissance de soi : en répondant à la curiosité pulsionnelle de l’Homme à vouloir contempler sa propre image, le miroir répond également à un désir de connaissance. 13 9 MELCHIOR-BONNET Sabine, Histoire du miroir, Éditions Imago, 1994, 2015, pp.102-103. 10 LAROUSSE, « Miroir », [En ligne], http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/miroir/51730. 11 WIKIPÉDIA, « Miroir », [En ligne], https://fr.wikipedia.org/wiki/Miroir. 12 IMPELLUSO Lucia et BATTISTINI Matilde, « Le miroir » in Le livre d’or des symboles, Trad. FÉRAULT Dominique, Éditions Hazan, Collection le livre d’or, 2012, p.180. 13 « L’étymologie reflète cette double interprétation : le mot italien specchio vient du latin speculum et met en évidence sa fonction de connaissance, qui “spécule” sur l’image de la réalité ; le terme français “miroir” met ENS LOUIS-LUMIÈRE LE MIROIR AU CINÉMA CARL DEMAILLE 13 Dans son conte « Le Miroir ou la Métamorphose d’Orante » 14, Charles Perrault raconte l’origine du miroir et cette capacité qu’il a de remplir cette fonction de mieux se connaître grâce à l’étude de son image. Ainsi, Perrault dit qu’Orante, personnification du miroir, « faisait le Portrait du Corps et de l’Esprit tout ensemble : […] en dépeignant le Corps il en exprimait si bien tous les mouvements et toutes les actions, qu’il donnait à connaître parfaitement l’esprit qui l’animait. » 15 Le miroir en tant qu’objet revêt donc un caractère spécial puisqu’il a cette capacité de proposer à l’Homme une image de lui-même, qui lui permet de mieux se connaître. Cette relation entre l’Homme et son image évolue donc considérablement avec l’évolution technologique et historique du miroir. Et même si l’Homme a toujours trouvé des moyens de contempler sa propre image, « il lui a fallu attendre des siècles pour qu’il obtienne de lui une image claire, nette et fidèle.»16 l’accent sur le sens contemplatif de “mirer” (regarder attentivement), qui sous-entend l’observation complaisante de soi-même. » Ibid. 14 Cf. Annexe 1, p.192. 15 PERRAULT Charles, « Le Miroir ou La Métamorphose d’Orante », in Les Contes, Édition Garnier-Flammarion, Collection GF- Flammarion, 1991, pp.82-83. 16 MELCHIOR-BONNET Sabine, op. cit., p.19. ENS LOUIS-LUMIÈRE LE MIROIR AU CINÉMA CARL DEMAILLE 14 2 – L’évolution de la fabrication des miroirs « Comment vivait-on avec un visage, comment habitait-on un corps que, sans le secours du miroir, on connaissait surtout à travers le regard d’autrui ? Imagine-t-on l’étonnement de celui qui rencontre pour la première fois son image ? Comment fut ressenti ce renversement des équilibres, des vides et des pleins, du dehors et du dedans causé par le jeu des miroirs ? » 17 Avant une fabrication de miroirs systématique, contrôlée et industrialisée, les Hommes avaient recours à différents ersatz du miroir, dont l’utilité première était ainsi de pouvoir contempler son propre visage. Le premier élément à avoir servi de miroir est bien sûr l’eau, un plan d’eau calme et pure étant un substitut naturel du miroir, tout comme de l’eau recueillie dans un récipient, c’est d’ailleurs l’image que l’on retrouve dans le mythe de Narcisse. Illustration 2 Narcisse, Le Caravage, 1598-1599 (à gauche) ; Orphée, de Jean Cocteau, 1950 (à droite) Les premiers miroirs réellement fabriqués afin d’obtenir un reflet de soi remontent à 4000 avant J.-C. « Les vieilles civilisations méditerranéennes, si éprises de beauté, Mycènes, la Grèce, les Étrusques, Rome, et avant elles l’Égypte, ont fabriqué des miroirs de métal, en utilisant le plus souvent un alliage de cuivre et d’étain, le bronze, employé en tôle mince pour qu’il soit peu oxydable. […] Certains miroirs étaient en argent, plus rarement en or, l’argenture ou la dorure étant posée à chaud. » 18 Il est vrai que le miroir est intrinsèquement lié à la recherche de la beauté, c’est pourquoi il est à l’origine un attribut principalement féminin, 17 Ibid., p.12. 18 Ibid., pp.19-20. ENS LOUIS-LUMIÈRE LE MIROIR AU CINÉMA CARL DEMAILLE 15 destiné à la toilette du visage et qui se tient à la main, ce qui donnera l’imagerie de la femme à sa toilette, une des représentations canoniques de la vanité en peinture. Ces miroirs étaient généralement bombés, et très petits, d’environ quinze à vingt centimètres de diamètre. Les Étrusques utilisaient des miroirs à manche, à pied, à boîtier, et les Romains inventèrent de nouvelles formes, miroirs carrés ou rectangulaires. « Outre le métal, les Romains appréciaient également pour ses pouvoirs réfléchissants une roche volcanique très noire et transparente, l’obsidienne, bien que cette pierre, note Pline, “rendît beaucoup plus l’ombre que l’image des objets”. » 19 C’était alors la qualité du surfaçage qui garantissait la qualité du pouvoir réfléchissant du miroir, et étant donné qu’il est impossible de uploads/Industriel/ analyse-mirroir.pdf

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