Revue d'économie industrielle 132 | 4e trimestre 2010 Varia A.-A. Cournot et le
Revue d'économie industrielle 132 | 4e trimestre 2010 Varia A.-A. Cournot et les fondements théoriques de l’économie industrielle : un éclairage historique Damien Fessler Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/rei/4346 DOI : 10.4000/rei.4346 ISSN : 1773-0198 Éditeur De Boeck Supérieur Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2010 Pagination : 31-52 ISSN : 0154-3229 Référence électronique Damien Fessler, « A.-A. Cournot et les fondements théoriques de l’économie industrielle : un éclairage historique », Revue d'économie industrielle [En ligne], 132 | 4e trimestre 2010, document 2, mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 03 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org/rei/4346 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rei.4346 © Revue d’économie industrielle REVUE D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n°132, 4ème trimestre 2010 31 I. — INTRODUCTION Rétrospectivement la dette indirecte de l’économie industrielle à Cournot peut sembler significative. Si l’on s’en réfère à ce qui pour Carlton et Perloff constitue aujourd’hui les modèles de base de l’économie industrielle, alors l’ouvrage publié par Cournot en 1838, les Recherches sur les principes mathé- matiques de la théorie des richesses (1), est à l’origine de deux des blocs constitutifs du corpus de cette discipline: la théorie des prix et la théorie des jeux (2) (Carlton et Perloff, 1998, pp. 4-5). Plus précisément, l’écriture des conditions mathématiques de formation du prix en fonction des différents états de la concurrence d’un marché (monopole, duopole ou concurrence indéfi- nie (3)) constituèrent un apport considérable à l’étude des structures de mar- ché. Il s’est néanmoins passé beaucoup de temps entre la publication des Recherches et la reprise finale par les économistes marginalistes du modèle Damien FESSLER IFD – Université Paris-Dauphine PHARE – Université Paris 1 A.-A. COURNOT ET LES FONDEMENTS THÉORIQUES DE L’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE: UN ÉCLAIRAGE HISTORIQUE Mots-clés: B16: histoire de la pensée économique: méthodes quantitatives et mathéma- tiques, D4: structure du marché et formation des prix, L0: organisation industrielle, généra- lités. Key words: B16: History of Economic Thought: Quantitative and Mathematical. D4: Market Structure and Pricing, L0 : Industrial Organization, General. (1) Désormais Recherches. (2) Via l’interprétation en termes d’équilibre de Nash de l’équilibre du duopole de Cournot; sur cette question, voir Leonard (1994). (3) On dirait aujourd’hui « concurrence parfaite ». 32 REVUE D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n°132, 4ème trimestre 2010 mathématique de formation du prix. Les raisons généralement invoquées pour expliquer l’oubli dans lequel sont tombés les travaux de Cournot conjuguent les deux éléments suivants. Le premier est que l’usage de l’analyse mathéma- tique aurait rebuté les économistes pendant plusieurs décennies. Le second, plus significatif à nos yeux, est que Cournot était un précurseur isolé d’une nouvelle théorie marchande de la valeur fondée sur le rôle croisé de l’offre et de la demande, en rupture avec les économistes de son époque pour qui les conditions de la production jouaient un rôle prépondérant dans la détermina- tion du prix. C’est cette dernière proposition que nous souhaitons discuter dans cet article, en suggérant à l’inverse que la raison principale de l’oubli des Recherches est que cet ouvrage n’était pas perçu par son auteur ni par ses contemporains, comme un apport théorique significatif. Pourtant cette derniè- re proposition ne va pas de soi, si l’on considère l’impact rétrospectif de la modélisation proposée en 1838. C’est pourquoi nous cherchons dans cet article à replacer les travaux de Cournot dans le cadre de la pensée classique et de penser la cohérence de sa démarche avec les principes de la théorie alors domi- nante (4). En restituant la signification originale de formes mathématiques aujourd’hui usuelles, nous voulons montrer que les fondements théoriques de l’économie industrielle se sont constitués (et sont apparus comme tels) à l’issue d’un pro- cessus complexe: dans un tel processus, les relations entre paradigmes et outils mathématiques ne sont pas fixées une fois pour toutes mais font l’objet de reconfigurations successives. Concernant l’apport des Recherches à l’écono- mie industrielle, le présent article nous permet, d’une part, de préciser la natu- re de cet apport et, d’autre part, de présenter les différents canaux qui en ont permis la diffusion. Dans un premier temps, nous rappelons quelques éléments textuels, en pré- sentant la démarche et les principaux résultats de l’ouvrage de 1838 ainsi que l’interprétation aujourd’hui dominante de ces développements. Nous cher- chons ensuite à restituer l’interprétation originelle en replaçant le texte dans son contexte historique. Les étapes de notre développement sont les suivantes. Tout d’abord nous présentons le point de départ des Recherches, généralement (4) Nous entendons par économie classique ou théorie classique les travaux qui, abordant la question de la valeur, distinguent et articulent plusieurs registres d’évaluation, typique- ment un prix naturel et un prix de marché. Cette définition, inspirée des travaux d’André Lapidus (1986), inclut (entre autres) les travaux de Smith, Ricardo et les premiers travaux de Say, position claire dans les premières éditions du Traité d’Économie Politique (cf. Say, 1803, p. 72). Cette lecture est rendue possible par le fait que Cournot utilise lui-même les textes fondateurs de la pensée classique, reprenant des passages issus des œuvres de Smith, Say et Ricardo. Précisons d’emblée que l’objectif visé dans les Recherches était d’appliquer les mathématiques à un champ d’étude bien circonscrit et pas de remettre en cause la théorie économique de son temps: « j’ai laissé – dit-il – les questions où l’analy- se mathématique n’a aucune prise, et celles qui me paraissent déjà parfaitement éclair- cies » (Cournot, 1838, p. 5). REVUE D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n°132, 4ème trimestre 2010 33 passé sous silence par les commentateurs, la résolution d’un problème de mesure de la valeur, dans la lignée des travaux théoriques de Ricardo. Nous montrons ensuite que les développements mathématiques de l’ouvrage sont susceptibles d’être réinterprétés à la lumière de cette problématique ricardien- ne de mesure de la valeur, même si Cournot se démarque nettement de son aîné. La section suivante synthétise et développe les éléments de compréhen- sion précédemment avancés: nous suggérons alors que l’apport principal de Cournot est d’avoir su, pour résoudre ce problème de mesure de la valeur, éla- borer une codification des différents états de la concurrence sur la base de l’écriture d’une fonction de demande. Dans une avant-dernière section, nous revenons sur le statut de cette codification (ces « lois » de la théorie des richesses) avant de conclure, dans une dernière section, sur la caractérisation de l’apport de Cournot à l’économie industrielle. II. — L’APPORT RÉTROSPECTIF DES RECHERCHES (5) L’énoncé fondateur qui est à la base du modèle de 1838 est l’écriture d’une fonction de demande. Le pas décisif réalisé par Cournot consiste à affirmer que, d’une part, il existe une relation entre le prix d’un bien et les quantités effectivement débitées (ou demandées) de ce bien, que d’autre part cette rela- tion pourrait être reconstituée au moyen de données statistiques et, enfin, que l’on peut la représenter par une fonction mathématique en utilisant deux variables, l’une représentant la série des prix (p), et l’autre la série des quanti- tés débitées (D). Cournot explique ensuite que l’on peut discuter les propriétés de la fonction D=F(p) indépendamment de la connaissance de la forme préci- se de cette relation pour un bien particulier. Ainsi, la loi du débit sera généra- lement une fonction décroissante, car « une denrée est ordinairement plus demandée qu’elle est moins chère » (Cournot, 1838, p. 36). Elle sera aussi une fonction continue: « plus le marché s’étendra, plus les combinaisons des besoins, des fortunes ou même des caprices seront variées parmi les consom- mateurs, plus la fonction F(p) approchera de varier avec p d’une manière continue » (Cournot, 1838, p. 39). Cournot indique ensuite qu’il est possible, compte tenu des propriétés de la fonction F, d’écrire sous forme de relations mathématiques les conditions pour que les valeurs de D et de p rendent maxi- mum le « produit total », c’est-à-dire le produit de ces deux variables. Cette possibilité donnée par l’analyse mathématique est centrale dans les (5) L’objet de cet article n’étant pas de présenter de façon exhaustive le contenu des Recherches, nous nous cantonnons ici à donner quelques repères. Une présentation plus complète et rétrospective de l’apport de Cournot peut être trouvée dans Dos Santos (2002) ou Ménard (1978). Toutefois, parce qu’ils cherchent à évaluer les développements mathé- matiques des Recherches à l’aune des théories néoclassiques, ces travaux relèvent d’une démarche de « reconstruction rationnelle », au sens que Richard Rorty donnait à ce terme; en comparaison, la démarche adoptée dans cet article relève d’une « reconstruction histo- rique » (Rorty, 1984, p. 49). 34 REVUE D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n°132, 4ème trimestre 2010 Recherches: à supposer que « chacun cherche à tirer de sa chose ou de son tra- vail la plus grande valeur possible » (Cournot, 1838, p. 35), l’ensemble des comportements individuels tendront à rapprocher le produit pF (p)d’un maxi- mum, situation limite que l’on peut décrire au moyen d’une expression analy- tique dépendant de la fonction F et de sa dérivée (Cournot, 1838, p. 40). Les chapitres 5 à 8 des Recherches présentent les conditions mathématiques de détermination du prix selon les différents états de la concurrence. 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- Publié le Jui 27, 2022
- Catégorie Industry / Industr...
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