DE L’INDUSTRIE MUSICALE À LA RHÉTORIQUE DU « SERVICE ». YOUTUBE : UNE DESCRIPTI
DE L’INDUSTRIE MUSICALE À LA RHÉTORIQUE DU « SERVICE ». YOUTUBE : UNE DESCRIPTION CRITIQUE Agnès Gayraud, Guillaume Heuguet NecPlus | « Communication & langages » 2015/2 N° 184 | pages 101 à 119 ISSN 0336-1500 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2015-2-page-101.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour NecPlus. © NecPlus. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) 101 Musiques enregistrées AGNÈS GAYRAUD ET GUILLAUME HEUGUET De l’industrie musicale à la rhétorique du « service ». YouTube : une description critique Créé en 2005, YouTube a contribué à redéfinir les usages et les valeurs de la musique dans le contexte général de sa numérisation. Réputé mettre en péril une industrie musicale basée sur des supports physiques et la maîtrise des canaux de diffusion, le site aurait rendu possible une « démocratisation » sans précédent des contenus : après l’industrie culturelle totalisante, place au « service » personnalisé. Pourtant, dans sa rhétorique comme dans ses usages, YouTube continue de mettre en scène des logiques de masse et semble reconstituer dans ses propres termes un marché con- currentiel préexistant. Dès lors, YouTube sonne-t-il le glas de l’industrie culturelle, ou en poursuit-il les logiques sous cou- vert de « rupture numérique » ? C’est en mettant en perspective analyse techno- sémiotique et outils théoriques-critiques que la question est ici posée. Mots-clés : YouTube, service, théorie critique, industrie culturelle, musiques populaires, économie du web, User- generated content YouTube est aujourd’hui une des plateformes les plus visitées et les plus exploitées dans le paysage con- temporain du divertissement sur internet1. Habitude, réflexe, pour une grande majorité des utilisateurs, elle apparaît comme un outil indispensable aux différents acteurs des musiques populaires enregistrées : artistes, labels indépendants, maisons de disques plus instal- lées y recourent comme à un outil de promotion incontournable. Réputée mettre en péril une industrie culturelle et spécifiquement musicale basée sur des supports physiques et une maîtrise relative des canaux de diffusion, la plateforme a contribué depuis dix ans à redéfinir les usages et les valeurs de la musique dans le contexte général de sa numérisation. Critique de la manipulation des auditeurs et de leur impuissance face à une offre générique et de faible valeur esthétique, le concept de l’« industrie culturelle » tel qu’il fut élaboré par Adorno et Horkheimer au tout 1. Le 26 juin 2013, Le Monde publie les résultats d’une enquête de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi). Elle révèle un « réflexe YouTube » : 54% des écoutes musicales des internautes s’inscrivant dans un cadre légal (représentant elles-mêmes au moins 68% des écoutes en streaming) concernent le service appartenant à Google (depuis le 9 octobre 2006), contre 23% pour Deezer et 3% pour Spotify. « Le streaming et la musique, plébiscités par les Français en ligne », Le Monde.fr, 26/06/2013, disponible sur : http://www.lemonde.fr/ technologies/article/2013/06/26/le-streaming-et-la-musique-plebisc ites-par-les-francais-en-ligne_3437066_651865.html#v0ydWEQKkr Zq2Zlp.99. communication & langages – n◦184 – Juin 2015 © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) 102 Théorie critique et musiques enregistrées début des années quarante dans la Dialectique de la raison (1944)2, et spécifiquement par Adorno dans les feuillets de Current of Music (1941)3, semble désuet, si ce n’est réactionnaire, face à ce régime de consommation de la musique d’un nouveau genre. L’« industrie culturelle » comme notion critique exhibant la contradiction d’une culture produite à la chaîne, d’œuvres d’art, réputées autonomes et singulières, fabriquées en série (standardisées) à des fins de consommation pour un public aussi large que possible, échoue à première vue à caractériser un espace numérique où n’importe qui est en mesure de télécharger un contenu, quelle qu’en soit la durée, les spécificités mélodiques, les fréquences essentielles. L’amateur de musique trouvera sur YouTube à peu près tout et n’importe quoi, dans une large variété de formats, de genres, de qualités d’enregistrement, à n’importe quel moment, pourvu qu’il dispose d’une connexion internet. Pourquoi le jugerait-on encore « aliéné » ? En quoi les vidéos qu’il visionne seraient-elles encore « standardisées » ? Non seulement gratuit pour la majorité de ses utilisateurs, plus riche en contenus que tous les programmes radiophoniques et télévisuels dominants jusque-là, mais encore conçu au service de l’utilisateur – qui peut créer sa propre chaîne, ses propres contenus, quels que soient ses goûts, quel que soit le moment –, YouTube a quelque chose d’un dispositif utopique d’accès partagé à la culture. Jamais semble-t-il le consommateur n’a été aussi libre de choisir ce qu’il écoute, de modifier voire de redéfinir l’offre disponible. Pourtant, YouTube reste caractérisé par des logiques de masse. Les chiffres arborés par le « top » des vidéos les plus vues de la plateforme en témoignent quotidiennement. Il n’échappe par ailleurs à personne que l’industrie musicale en a depuis longtemps fait un nouvel instrument de son pouvoir plutôt qu’un concurrent. Quelque chose semble obstinément reconduit de cette vieille industrie musicale que YouTube était censé enterrer. Toute la difficulté à ce stade est que la description critique proposée par Adorno et Horkheimer n’anticipe pas la possibilité d’une industrie musicale aussi structurellement « démocratique » et souple que celle apparemment développée par YouTube. L’hypothèse selon laquelle y seraient encore à l’œuvre les vieux démons de l’industrie culturelle (le rapport de force entre une offre autoritaire et une demande assujettie à cette offre, la standardisation, la prévalence d’une logique industrielle sur tout réel enjeu esthétique ou proprement musical) n’a de valeur qu’intuitive. L’angle objectif par lequel YouTube se laisserait penser en ces termes critiques hérités fait encore défaut. Destinés à souligner la rigidité et la systématicité de cette industrie, ces termes peinent à décrire la souplesse de cette start-up innovante rachetée par Google pour en faire un vaste canal de diffusion. À moins que l’on se donne pour point de départ la description critique de cette structure souple et démocratique elle-même, de cette proposition culturellement « utopique » d’un développement spontané de l’offre à partir de la demande. Cette structure, suivant un usage qui s’est instauré à l’intersection de l’économie du Web 2. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, « La production industrielle des biens culturels - Raison et mystification des masses », Dialectique de la raison, Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 129-176. 3. Theodor W. Adorno, Current of music. Éléments pour une théorie de la radio, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2010. communication & langages – n◦184 – Juin 2015 © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) De l’industrie musicale à la rhétorique du « service » YouTube 103 et de l’économie de la musique, et dans les rapports d’expertise qui les concernent, se laisse désigner comme « service ». YouTube, parmi d’autres sites, présentant des « fonctionnalités » dont la possibilité du streaming, comme Soundcloud ou Spotify, est ainsi classée dans la sous-catégorie de « service » par l’Observatoire de la Cité de la musique4. En juin 2013, une étude de la Hadopi en partenariat avec OpinionWay parlait également de « services culturels dématérialisés »5. Basée sur le recueil de traces ou de témoignages des personnes identifiées comme « consommateurs – utilisateurs », cette étude insiste sur l’utilité des objets ainsi décrits, et leurs effets du point de vue de la « diffusion de la culture ». Appréhendé sous l’angle contemporain du « service » en ligne, YouTube s’émancipe-t-il fondamentalement des modèles de l’industrie culturelle tradition- nelle – tels qu’Adorno et Horkheimer en perçurent la matrice au mitan du siècle dernier ? Les chercheurs en sciences de l’information et de la communication inspirés par les outils de la Théorie critique ont déjà pu montrer que les grandes entreprises de technologies développaient un modèle économique basé sur une position d’intermédiaire, qui leur permettait de capter une partie de la valeur économique liée aux objets culturels6. Au niveau structurel, ce modèle économique ne remettrait pas en cause la dimension industrielle des filières, malgré des discours qui valorisent l’empowerment pour les musiciens et l’accès généralisé à la culture dans toute sa diversité pour les internautes7. En nous intéressant à YouTube, et en associant l’analyse techno-sémiotique des « écrits d’écran »8 et les outils théoriques critiques, nous préciserons cette contradiction entre discours et réalité économique, dans la mesure où il est déjà possible de uploads/Industriel/ de-l-x27-industrie-musicale-a-la-rhetorique-du-service.pdf
Documents similaires










-
22
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 12, 2022
- Catégorie Industry / Industr...
- Langue French
- Taille du fichier 0.4028MB