RAGE AGAINST THE MACHINES Notes sur l’affect antitechnologique Christophe David
RAGE AGAINST THE MACHINES Notes sur l’affect antitechnologique Christophe David Éditions Le Bord de l’eau | « Écologie & politique » 2020/2 N° 61 | pages 117 à 136 ISSN 1166-3030 ISBN 9782356877420 DOI 10.3917/ecopo1.061.0117 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2020-2-page-117.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions Le Bord de l’eau. © Éditions Le Bord de l’eau. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Il y a eu les « Notes toward a Neo-Luddite Manifesto » et When Technology Wounds de Chellis Glendinning (1990), le Second Luddite Congress (1996), la fondation de la Jacques Ellul Society (1996), les textes de John Zerzan et Kirkpatrick Sale, les colis piégés de Theodore Kaczynski, la publica- tion de son manifeste et son arrestation en 1996 2. Tout cela peut sembler appartenir au passé, peut-être même paraître dépassé aux yeux de certains – qui prêchent aujourd’hui la réconciliation avec les machines en citant Simondon (« L’objet technique doit être sauvé […] il y a de l’humain dans l’objet technique, et […] cet humain aliéné peut être sauvé à la condition que l’homme soit bienveillant à son égard 3 ») comme d’autres invitaient à leur faire bon accueil dans les années 1980 au nom de l’idée d’« outil convivial » d’Ivan Illich 4 – mais, au cours de la vingtaine d’années qui nous séparent de ce moment néoluddite, la présence des machines dans le monde n’a fait que croître au point qu’elles ont fini par « colonis[er] le quo- tidien 5 ». Les foyers en sont désormais remplis : à l’automobile, à la télévi- sion et à l’électroménager prétendument « émancipateurs » des années 1950 sont venus progressivement s’ajouter les ordinateurs, les consoles de jeux, 1. « The Luddites. Against the Monster Machine », Second Luddite Congress, Barnesville (Ohio), avril 1996. 2. C. Glendinning, « Notes towards a Neo-Luddite Manifesto », Utne Reader, mars-avril 1990 et When Technology Wounds. The Human Consequences of Progress, William Morrow & Co, New York, 1990 ; J. Zerzan, Futur primitif, L’Insomniaque, Paris, 1998 ; K. Sale, La révolte luddite. Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, L’Échappée, Paris, 2006 ; T. Kaczynski, La société industrielle et son avenir, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, Paris, 1998. 3. G. Simondon, « Il faut sauver l’objet technique », entretien avec Anita Kechickian, Esprit, n° 76, avril 1983. 4. Cf. I. Illich, La convivialité, Seuil, Paris, 1973, p. 13. 5. Cf., par exemple, Groupe Marcuse, La liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, La Lenteur, Vaour, 2019, p. 162 et suiv. Écologie & Politique n° 61 • 2020 © Éditions Le Bord de l?eau | Téléchargé le 02/10/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 178.198.12.105) © Éditions Le Bord de l?eau | Téléchargé le 02/10/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 178.198.12.105) À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie 118 les ordinateurs portables, les téléphones portables, les smartphones, les sex toys, etc., prétendant mener toujours plus loin l’« émancipation » ; les supermarchés, les bureaux de poste, les gares sont remplis de troupeaux de machines accompagnés de leurs bergères et bergers 6 qui ne veillent pas vraiment sur elles mais pallient leurs dysfonctionnements permanents pour entretenir la fiction d’un monde technologisé accessible à tous et dans lequel tout fonctionnerait bien 7 ; les smartphones sont dans les mains de tous ou presque, leurs écrans captent leurs yeux, leurs écouteurs leurs oreilles et si ce n’était que ça, ils ont achevé de modifier le rapport des gens au monde et les rapports entre les gens. Ils ont achevé de monter en réseaux non plus seulement les machines mais aussi leurs utilisateurs, substituant l’idée de réseaux à celle de société à tel point qu’une étude de ce que l’on continue à désigner du mot rassurant de « société » peut et doit même prendre aujourd’hui la forme d’une sociologie des réseaux. vivre dans un monde de machines Comme l’écrit Anders : « Le monde auquel les hommes ont à faire quoti- diennement est avant tout un monde de choses et d’appareils dans lequel il y a aussi d’autres hommes ; ce n’est pas un monde humain dans lequel il y aurait aussi des choses et des appareils 8. » Qu’il y a de l’humain dans les objets techniques, cela veut juste dire qu’ils sont donc, comme l’humain, capables du meilleur comme du pire. Ce que les hommes mettent dans la conception et la réalisation d’un missile nucléaire, d’une mine antiper- sonnel, d’une grenade GLI-F4 ou GM2L, d’une puce RFID, d’un système biométrique, d’un dispositif de vidéosurveillance n’est bien sûr pas la même chose que ce qu’ils ont mis, par exemple, dans l’invention de la bicyclette, outil convivial « parfait » selon Illich 9. On trouve vraiment de tout parmi les objets techniques, comme parmi les hommes. Faire leur place aux techni- ques dans la culture 10, intégrer l’étude des techniques à l’humanisme 11, oui, 6. Expression empruntée à Günther Anders (L’obsolescence de l’homme. Tome 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Fario, Paris, 2011, p. 97). 7. La crise sanitaire actuelle révèle que l’utopie technologique que l’on croyait réalisée ne fonctionne pas. On a cru pouvoir faire basculer les universités de leur fonctionnement normal en présentiel vers un fonctionnement en distanciel et – avec toutes les tentations que cela offre et donc tous les risques que cela comporte – créer une université virtuelle n’ayant pas besoin de locaux et ne craignant donc pas les blocages. 8. G. Anders, op. cit., p. 63. 9. I. Illich, Énergie et équité, Seuil, Paris, 1975, p. 56. 10. G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier-Montaigne, Paris, 1958, p. 9. 11. G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Éditions Jérome Millon, Grenoble, 2005, p. 514. © Éditions Le Bord de l?eau | Téléchargé le 02/10/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 178.198.12.105) © Éditions Le Bord de l?eau | Téléchargé le 02/10/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 178.198.12.105) Rage against the machines 119 bien sûr, mais à condition d’exercer un droit d’inventaire, de ne « sauver » que les « êtres techniques » dans lesquels l’homme a mis le meilleur et non le pire de lui-même. La famille des mauvais objets techniques ne contient pas que les armes les plus tordues (animées – du fait des hommes qui les ont conçues et réa- lisées – par l’intention mauvaise et criminelle de tuer), elle contient aussi toute une série de machines qui sont animées – du fait des hommes qui les ont conçues et réalisées – par l’intention mauvaise et criminelle d’intensi- fier le contrôle et donc d’atteindre à la liberté individuelle 12. Les premières de ces machines sont exceptionnellement mauvaises ; les secondes sont une des figures de la banalité du mal. Peut-on regarder avec sympathie ce qui de l’humain est projeté dans ces machines ? N’est-il pas tout simplement moral de les haïr et de souhaiter leur disparition ? Après, il y a des objets techniques plus ambigus : les machines-outils et les chaînes de machines de l’industrie. Leur finalité première est de permettre de produire des marchandises ; la seconde (à moins que ce ne soit elle la première) d’engendrer du profit. C’est pour cette raison que, du point de vue des patrons, on devrait les aimer. Mais, pour produire des marchandises, elles asservissent ceux qui travaillent sur elles. Et, là, il est difficile, du point de vue des ouvriers, de continuer à les aimer. L’amour des machines est un sentiment que les patrons exigent des ouvriers mais qu’ils ne partagent pas. « Je la nettoie tous les jours », dit un ouvrier voulant prouver à son patron qu’il aime la machine sur laquelle ce dernier le fait travailler alors que le patron, lui, n’hésitera pas à remplacer cette machine par un nouveau uploads/Industriel/ ecopo1-061-0117.pdf
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- Publié le Jui 03, 2022
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