MARION ARMENGOD ILS ONT TUÉ L’ÉCOLE ÉDITIONS DU SEUIL 57, rue Gaston-Tessier, P

MARION ARMENGOD ILS ONT TUÉ L’ÉCOLE ÉDITIONS DU SEUIL 57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe Les prénoms des enfants, des enseignants et de toutes les personnes apparaissant dans cet ouvrage ont été modifiés. ISBN 978-2-02-142462-1 © Éditions du Seuil, août 2019 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com À tous les enfants du 93 Aux enseignants Prologue Après plusieurs années de journalisme, démoralisée par l’actualité, rongée par l’impression de n’être plus qu’un robot payé à « recracher » des nouvelles à peine digérées (souvent trouvées sur internet), lasse des rédactions asphyxiées par les restrictions budgétaires et embarquées malgré elles dans un combat perdu d’avance contre les réseaux sociaux, je me suis offert ce qui fait défaut aujourd’hui à certains médias et les condamne au manque d’exigence : du temps. Une fois mon cerveau libéré, il me fallait comprendre d’où venait ce vertigineux sentiment de vide qui m’habitait. Cette désagréable sensation de faire fausse route, de passer à côté de ce qui compte le plus : l’humain. Un sentiment largement partagé par nos contemporains puisque plus d’un tiers des gens pensent que leur travail n’a aucun sens, d’après l’enquête de l’anthropologue David Graeber qui a analysé sur plusieurs années le phénomène des bullshit jobs ou « jobs à la con ». Ce constat survient lorsque le travailleur a pleinement conscience de la superficialité de sa contribution à la société. Réagir s’est imposé à moi comme une nécessité. Une reconversion professionnelle ? Changer de domaine, de métier, repartir de zéro alors que j’ai déjà bien galéré pour me faire une minuscule petite place dans les médias ? Même pas peur. De mes années d’études, je garde un tendre souvenir de tous les petits boulots que j’ai pu exercer auprès des enfants : colonies de vacances, baby-sitting, aide aux devoirs à domicile. De la simplicité, de l’honnêteté, de l’authenticité, voilà ce que je recherche. Et s’il y a bien un monde dans lequel je peux retrouver toutes ces valeurs, c’est celui des enfants. C’est décidé, je suis prête à me reconvertir pour exercer « le plus beau métier du monde » : enseignante. Dois-je reprendre des études ? Suivre une formation ? Passer le CRPE, le concours de recrutement de professeur des écoles ? Absolument pas. Une lettre de motivation, un CV, la photocopie de mes diplômes – soit un master de journalisme (minimum une licence exigée) – et un extrait de mon casier judiciaire vierge suffisent pour postuler. Nous sommes au mois de septembre, l’année scolaire vient de commencer et j’ai peur d’avoir raté le coche. Tous les postes doivent déjà être pourvus. Mais cinq jours après l’envoi de ma candidature, je suis convoquée pour un entretien à la DSDEN (Direction des services départementaux de l’Éducation nationale) du 93 à Bobigny. Je patiente dans un couloir entre une machine à café et une photocopieuse. J’ai l’impression d’être dans la salle d’attente d’un médecin parisien qui consulte sans rendez-vous. Je suis entourée de candidates très stressées qui échangent des conseils – et pas toujours les meilleurs : « Je vais leur dire que si je n’ai pas d’autorité à la maison avec mes trois enfants, c’est parce que je les aime trop. Avec une classe ça sera différent, je pourrai les punir parce qu’il n’y aura pas d’affect. » Arrive enfin mon tour. J’ai l’impression de retourner à la fac et de me présenter à un oral que je n’ai pas révisé. Dans une grande salle vide, deux personnes très sérieuses m’invitent à m’asseoir. D’un côté une femme souriante qui tente de me mettre à l’aise, de l’autre une caricature d’inspecteur qui lance le chronomètre avant même d’avoir relevé la tête pour me saluer. Apparemment je dispose de vingt minutes, mais pour quoi ? « Présentez-vous. Pourquoi êtes-vous ici ? Demain vous avez une classe, qu’est-ce que vous faites ? Un élève de maternelle rate très souvent l’école, comment vous intervenez ? Comment réagiriez-vous si un enfant devenait violent ? Rédigez un mot pour prévenir les parents que vous avez une séance de sport avec votre classe le lendemain. Que faites-vous si certains élèves n’ont pas leurs affaires ? – Je reste avec eux pendant la séance et je leur donne du travail puisqu’ils n’ont pas la bonne tenue, répond fièrement la lèche-cul. (Un nouveau rôle que je maîtrise étonnamment bien.) – Ça va poser problème, madame, puisque le prof de sport, c’est vous ! rétorque Inspecteur-Coincé, trop content de me piéger. Accepteriez- vous un enfant handicapé dans votre classe ? (Est-ce que certains candidats répondent vraiment “non” ?) Vous donnez une consigne et personne ne comprend, que faites-vous ?… » Driiiing. Les vingt minutes d’interrogatoire se terminent et je n’ai même pas le temps de me lever pour quitter la pièce que les deux inspecteurs ont déjà le nez dans leurs notes pour rédiger ma « déposition ». Je ne sais pas trop quoi penser de cet entretien. Je n’ai eu à répondre à aucune question qui permettrait d’évaluer mon niveau en français, ni en géographie, en histoire ou encore en mathématiques. Je comprends qu’il s’agit plutôt d’évaluer mon sens des responsabilités et mon état psychologique. Trois jours plus tard, un e-mail : ma candidature est acceptée, je suis convoquée à une réunion d’information pour signer un CDD qui démarre… à la fin de la semaine ! Maîtresse, à la fin de la semaine je suis maîtresse ! Ma classe sera de toutes les couleurs, avec des papillons et des guirlandes de papiers en forme de cœur. J’organiserai des ateliers de théâtre, de danse, d’arts plastiques, de musique… Je ferai aimer aux enfants la lecture, la poésie, la littérature. On fera des mathématiques, de la conjugaison, des dictées, toujours sous forme de jeux. Le département du 93 a mauvaise réputation et comme personne ne sait expliquer pourquoi c’est si terrible, je suis convaincue que ma bienveillance et ma motivation feront la différence. Retour à la DSDEN de Bobigny pour la réunion d’information avec la trentaine de personnes qui ont survécu à l’interrogatoire. Pendant une heure, l’inspectrice adjointe de la DSDEN du 93 nous présente le département. « Ceux qui enseignent dans le 93 sont des militants, on n’atterrit pas ici par hasard mais par conviction. » « Vous êtes dans un département en grande difficulté, qui compte 60 % des établissements en REP ou REP+ (réseau d’éducation prioritaire). » « Pas de devoirs à la maison, pour préserver l’égalité des chances entre les élèves. » « Nous visons la réussite pour tous les élèves de la République. » « Nous sommes farouchement opposés à l’exclusion. » Des réflexions flippantes aussi, qui ne passent pas inaperçues malgré le ton léger employé : « Ne vous retournez pas trop longtemps au tableau, ou vous découvrirez vite qu’il peut se passer beaucoup de choses dans votre dos » (rires crispés). « Vous serez forcément en conflit avec certains élèves ou leurs parents, je le sais parce que les plaintes passent par nos services. Ça arrive tout le temps, ne le prenez pas trop à cœur et gardez votre calme. » L’inspectrice adjointe évoque très rapidement quelques sites internet « bien faits » où l’on peut trouver des supports pour enseigner et… c’est tout ! Pas une brochure, pas une formation, pas une interface pour trouver les programmes, pas une recommandation pour découvrir les méthodes d’apprentissage. Et concrètement, comment ça se passe ? « Nous vous avons attribué à chacun une école de rattachement. Vous devez vous rendre tous les jours dans cette école et appeler votre gestionnaire à partir de 8 h 30 pour lui signifier que vous êtes disponible, s’il ne vous a pas déjà contacté. Dès qu’on vous attribue une mission, vous vous rendez sur place au plus vite. Si vous n’avez pas d’affectation, vous restez en observation dans votre école de rattachement mais vous ne devez pas y enseigner. Les instructions viennent seulement de votre gestionnaire. » On passe à la partie que tout le monde attend, l’argent ! « Vos salaires sont calculés en fonction de votre niveau d’études et de votre ancienneté. Vous percevrez des primes journalières lorsque vous enseignerez en réseau d’éducation prioritaire (environ 4 euros) ou REP+ (environ 6 euros). Vous serez payés tous les jours, même si vous n’avez pas d’affectation. Vous êtes sur un contrat à temps plein jusqu’au 31 août et vous serez évidemment payés pendant les vacances scolaires. Venez signer vos contrats. » Pif paf pouf, je viens de m’engager pour une année scolaire. Je repars avec un exemplaire de mon contrat et pour seule consigne de me rendre dans mon école de rattachement à Pantin le lendemain pour passer une journée en « observation ». Je ne saisis pas encore uploads/Industriel/ marion-armengod-ils-ont-tue-l-x27-ecole-2019-pdf.pdf

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