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PREMIER PARTIE De l'influence du modèle de la machine sur notre psychisme La question de la révolution industrielle émerge dans un premier temps avec le problème de l'impact néfaste du modèle mécanique sur notre psychisme. Bergson va, dans ses premiers discours, celui sur la spécialité et celui sur la politesse, montrer l'impact nuisible que peut avoir le modèle de la machine, notamment à travers la division du travail, sur le travail de l'esprit en société, et l'ensemble de nos rapports psychiques entre personnes. Dès l'Essai, c'est alors la conception scientifique du psychisme qui sera critiquée pour sa focalisation excessive sur le modèle de l'horloge, ainsi que la tendance de ce modèle à s'étendre jusque dans le cadre de la liberté du moi et de ses habitudes quotidiennes. Par la suite, notre étude du Rire sera consacrée à nos habitudes machinales en société, à notre tendance à laisser le modèle mécanique de la révolution industrielle s'introduire dans notre psychisme et contaminer nos rapports sociaux, mais aussi à quelques atouts psychiques que suppose ce modèle. Le problème de l'intelligibilité du modèle mécanique étant que malgré l'aspect néfaste de ce modèle, il comporte aussi un ensemble de versants positifs, permettant même d'exprimer la liberté du moi et son adaptation à son milieu. Le quatrième point, concentré plus largement sur Matière et Mémoire et sur le Rire, sera en ce sens consacré à traiter la question de savoir comment ce problème peut se résoudre au sein de la philosophie de Bergson et quelles issues celui-ci propose pour sortir de l'emprise du modèle mécanique. 1. Division du travail, modèle mécanique et travail de l'esprit en société: 1.1 Les premiers inconvénients du modèle mécanique de la division du travail à l'ère industrielle: La première occasion publique saisie par Bergson pour traiter du problème de la révolution industrielle est celle de son discours La spécialité en 1882 au lycée d'Angers. Durant ce discours pédagogique et philosophique adressé à ses élèves de lycée, Bergson évalue les modes de production industriels de l'époque. Ceux-ci sont régis par la conception smithienne et tayloriste de la division du travail, menant à la spécialisation accentuée de l'individu. Bergson sent une nécessité à traiter de ce sujet dans la mesure où ces modes de fonctionnement industriels de l'époque se répercutent jusque dans le cadre des premières formations générales, jusque dans l'éducation des jeunes gens auxquels il s'adresse. En règle générale, cette division du travail vise à spécialiser, c'est à dire à restreindre chaque individu à une fonction, une tâche bien précise, comme on réduit une machine à la tâche pour laquelle elle est programmée, afin d'augmenter le rendement global de l'établissement pour lequel l'individu doit produire. La production industrielle ainsi définie consiste en effet en une reproduction par l'homme du modèle mécanique de la machine, modèle de répétition de gestes avec toujours plus de précisions, afin d'améliorer l'efficacité du travail fourni. Chacun occupant un poste distinct qu'il perfectionne, sera plus efficace que si tous avaient tous les postes à occuper. En ce sens smithien et tayloriste, « l'industrie arrive à de merveilleux résultats par la division du travail »4242. Mais comme le note Caterina Zanfi, « Bergson remarque que ce qui comporte des avantages pour la production industrielle et pour le travail manuel ne vaut pas pour le travail de l’esprit. »4343. En effet Bergson note en premier lieu un des premiers inconvénients de l'expansion de la division du travail. A l'ère industrielle, dans tout domaine intellectuel, la tendance à la spécialisation s'effectue de plus en plus sans avoir au préalable étudié les liens de l'ensemble des spécialités entre elles, et mène alors de plus en plus à des résultats « stériles »4444. En effet, si l'univers est trop vaste pour qu'on puisse le connaître d'un seul coup et qu'il faut donc que chacun se spécialise dans un domaine, il faut pourtant être passé au départ par une première étude de 42 42 EP, p. 45. 434 3 “La machine dans la philosophie de Bergson”, in Annales Bergsoniennes, t. VI : Bergson, le Japon, la catastrophe, Paris, PUF, coll. «Épimethée», 2013, p. 278. 44 44 EP, p. 45. l'ensemble des spécialités. Mieux vaut débuter par une vue générale, nous dit Bergson, même imparfaite, sans quoi nous ne pourrions pas nous rendre compte de la place qu'occupe chaque spécialité, y compris celle qui sera la notre. "L'industrie et les arts" doivent une éternelle reconnaissance à la science, qui lui a permit de se perfectionner dans son aspect pratique, mais les scientifiques et intellectuels tendent cependant à trop se spécialiser. Ils s'enferment alors dans un domaine et perdent en créativité dans la mesure où au lieu de s'ouvrir aux autres domaines, ils répètent les mêmes schémas de travail et s'éloignent d’un possible découvert scientifique4545. A mesure que la société toute entière en vient à étendre le modèle mécanique de la division du travail à l'ensemble des activités humaines, c'est la créativité et l'expression du psychisme qui est ainsi peu à peu menacée, tant dans les domaines littéraires que scientifiques. La raison en est que nous avons dans une « grande illusion » cru pouvoir appliquer le fonctionnement du travail manuel, industriel, au travail de l'esprit : Et nous, qui prenons modèle sur la machine quand nous travaillons de nos mains, nous ne pouvons mieux faire que de diviser la tâche comme elle la divise ; et nous travaillerons aussi vite et aussi bien quand nous serons machines à notre tour. Il en est tout autrement dans le monde de l’intelligence. Tandis que nous n'acquérons l'habilité manuelle qu'à la condition de choisir un métier spécial et de faire contracter à nos muscles une seule habitude, au contraire nous ne perfectionnons une de nos facultés qu'à la condition de développer toutes les autres4646. Bergson concède d'abord aux partisans de la division du travail l'argument de l'efficacité : dans les faits, la machine fournit un rendement plus rapide en se étant spécialisée dans la tâche pour laquelle elle est faite, donc l'homme doit prendre exemple sur la machine en ce qui concerne le travail manuel. Chaque travailleur doit perfectionner une certaine aptitude à répéter les mêmes gestes précis afin que chaque étape de la production soit effectuée avec la plus grande efficacité possible en temps et en heure. Seule la machine peut effectuer au mieux de telles prouesses : en ce sens il nous faut donc devenir nous-mêmes des machines. Cependant, ce modèle ne prend pas en compte la 45 45 Toujours dans le discours sur la spécialité, Bergson donne l'exemple de Pasteur, qui s’intéresse à la thèse philosophiques et religieuse de la génération spontanée, et en vient par suite d'expériences à faire de nouvelles découvertes scientifiques sur la formation du vivant. De la même manière, Pasteur s’intéressait à la fabrication de la soie, ce qui n'a a priori l'éloignait de ses recherches scientifiques traditionnelles. Il a pourtant ainsi apporté des remèdes aux maladies du vers à soie et a sauvé l'industrie de la soie. Ibid. 46 46 Ibid. psychologie du travailleur, puisqu'il est réduit au stade d'une machine. Au lieu d'exploiter la totalité de ses facultés psychiques qui lui sont propres, on pousse l'homme à se réduire à une tâche purement corporelle et automatique. La spécialité machinale renvoie même selon Bergson à une spécialité de l'instinct chez l'animal, uniquement limitée à ce pour quoi il est fait. Or l'intelligence humaine suppose une créativité, une inventivité sans limite ainsi qu'une variété des domaines d'application. Par conséquent c'est aller à l'encontre de la potentialité créatrice et de l'adaptabilité même du psychisme humain que de transposer, comme la dernière révolution industrielle l'a fait, le travail industriel au travail de l'esprit. Il faut donc distinguer habitude et habilité, tout comme Bergson distinguera dans Matière et Mémoire, mémoire habitude et mémoire pure : répétition et créativité. La division du travail, imitant la spécialisation de la machine, réduite à une tâche spécifique enferme donc les esprits dans un travail machinal perdant toute sa créativité. Pour palier à cela Bergson propose en ce sens à ses élèves et aux jeunes générations à venir d'apprendre leur esprit à sortir des limites de leur spécialité, sortir des mêmes habitudes, des mêmes objets, s'ouvrir avec un point de vue plus global sur l'ensemble des disciplines pour voir quelles places elles ont les unes par rapport aux autres et ce qu'elles peuvent échanger pour s'améliorer entre elles. Des « connaissances générales » doivent permettre de sortir de nos diverses spécialisations et de connaître leur place. En effet, la philosophie étant « science des idées générales », elle seule peut en effet effectuer ce travail global, général, cette vue d'ensemble4747. Seule la Philosophie peut donc permettre une sortie de cette excessive spécialisation de la division du travail sur le modèle de la machine. Néanmoins, puisque cette division du travail augmente le rendement, la production industrielle en tant que telle, n'apporte-t-elle pas aussi à l'homme d'autres avantages ? 1.2 Division du travail et union entre les hommes : 47 47 EP, p. 44 Le deuxième discours où Bergson traite de uploads/Industriel/ memoire-bergson-technique-et-therapeutique-2.pdf

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