1 Britney Remix : singularité, expressivité, remixabilité à l'heure des industr

1 Britney Remix : singularité, expressivité, remixabilité à l'heure des industries créatives. Vers un troisième âge de la culture ? Laurence Allard Poli numéro 1 Cet article, rédigé en juin 2009, voudrait rendre compte des transformations contempo- raines des industries culturelles traditionnelles à travers le tryptique conceptuel « singularité, expressivité, remixabilité » que documentera principalement un corpus de vidéos user-crea- ted content postées sur YouTube par des fans et des anti-fans remixant et commentant clips, vidéos ou photos de Britney Spears. Ce corpus, qui nous sert de fil d’Ariane pour présenter les enjeux sociaux, économiques et juridiques des mutations en cours, illustre les transformations de la figure du public des industries culturelles, qui fait désormais siens les contenus de la cultu- re de masse à travers des micro-activités de sin- gularisation (ripper, remonter, remixer, annoter, commenter, voter, etc.). En mettant en partage ces contenus travaillés par la poïétique ordinaire du remix, les fans, amateurs, critiques et experts de Britney Spears créent des biens communs culturels (commons peer based) dont le statut ju- ridique et économique est certes incertain mais relève sociologiquement d'un individualisme ex- pressif, variante culturelle de l'individualisation réflexive que les Cultural Studies ont thématisé de manière pionnière. Dans cette atmosphère de démocratie sémiotique qu’a métaphorisée John Fiske et qui semble devenue une réalité, il ne faut cependant pas rester aveugle face aux stratégies de mise en marché et aux opportunités d'affaire 3 qu’anciens et nouveaux acteurs trouvent dans ce qu'il convient désormais de désigner comme « in- dustries créatives ». Un corpus secondaire com- posé de profils issus de sites de réseaux sociaux tels MySpace et Facebook viendra documenter le marketing social orchestré autour de Britney Spears. Nous conclurons enfin sur les perspec- tives sociopolitiques de la reconnaissance de la légitimité des pratiques transformatives des fans de Britney Spears en termes d'usage loyal et de droits des publics à exprimer leurs goûts à travers des petites formes singulières, remixant hors marché des contenus copyrightés. Clips officiels mis à part, les vidéos de Bri- tney Spears les plus populaires sur la plateforme de partage la plus fréquentée – YouTube – sont aussi bien celle d’un fan en larmes, Chris Cro- ker, criant depuis une cabine de photomaton « Leave Britney alone ! »1 , un filmage off de la chanteuse intitulé « Britney Spears Stoned »2 ou une série de pastiches du clip Womanizer. Ces vidéos arrivent dans les premières occurrences de la recherche « Britney Spears » sur YouTube. Viennent ensuite montages de clips, interviews télévisées ou filmages amateurs, qui retracent l’évolution de la voix de Britney Spears ou de sa carrière3. Tous ces remixes vidéos, postés par des fans de Britney voire par des fans de fans de la chanteuse, ont fait l’objet d’une réception que l’on peut qualifier de créative. Ces remixes, Poli numéro 1 que l’on peut encore désigner comme des biens communs culturels (ou commons peer based) ne nous semblent pas pouvoir être indéfiniment uti- lisés dans les modèles d’affaire du dit web 2.0, mais manifestent l’entrée dans un troisième âge de la culture après le régime industriel du XXème siècle et l’ordre esthétique de l’Ancien Régime. YouT ube La BBC rapporte qu'au mois de décembre 2009, le site de partage de vidéos en ligne You- Tube fut particulièrement populaire. Ce sont 4 milliards de clips qui auraient été visionnés par 30 millions d'internautes à travers le monde. Se- lon ComScore le site de Google aurait quant à lui attiré 24 millions de visiteurs uniques, ce qui représenterait 77% du trafic généré par les plate- formes de vidéos. T echnologies de la singularisation cultu- relle : user-turn et matrice du peering dans le contexte des industries créatives Issues de l’alliance entre les industries culturelles traditionnelles, les secteurs du de- sign, de la mode, du jeu vidéo, et les sociétés petites et grandes de l’Internet4, les industries 5 créatives ne se développent pas dans une conver- gence sans heurts mais, comme l’a parfaitement décrit Henry Jenkins, tentent de se consolider dans un moment de divergence entre moyens de communication récents et traditionnels. Le tru- blion de ces noces ? Tout simplement le public, à qui « on a donné le pouvoir grâce à ces nou- velles technologies et qui occupe désormais un espace à l’intersection des anciens et des nou- veaux médias », exigeant de « participer à cette culture »5. Cette convergence qui se noue dans une conflictualité certaine entre les différents ac- teurs concernés – qu’ils viennent des anciennes industries de contenus, qu’ils soient membres du public ou qu’ils appartiennent au monde des plus ou moins grandes start-up qui développent l’éco- nomie d’Internet – demande à être située histori- quement relativement au « user turn » qui affecte le régime industriel en général. Désigné aussi comme stratégie de pilo- tage par l’usage, ce « user turn » a été identifié dès 1980 par Alvin Toffler sous la problématique de la « customisation de masse », c’est-à-dire la nécessité face à un marché de masse saturé de produits standards de développer une offre per- sonnalisable pour les consommateurs6. L’indus- trie du téléphone portable s’inscrit directement dans cette logique du « user turn » tandis que l’économie d’Internet a connu une version bottom up de ce tournant de l’usager dans les industries Poli numéro 1 créatives émergentes, comme l’a reconnu l’éco- nomiste Eric Van Hippel en proposant la notion d’« innovations horizontales ». Ainsi, selon lui, Le logiciel Napster – mis au point en 1999 par des informaticiens amateurs de musique et permettant l’échange et le partage de fichiers en- tre internautes – qui a initié le déploiement des dispositifs de peer-to-peer (p2p), est ainsi cité par Von Hippel comme typique de cette innovation par et pour les usagers. Il marque un tournant radical dans la stratégie du « user turn » et dans l’innovation en matière de développement technique des réseaux de production, de distribution et de consomma- tion peut se construire horizon- talement avec des acteurs qui peuvent être des utilisateurs innovants, des utilisateurs qui sont leurs propres producteurs ou qui sont suffisamment in- dépendants pour diffuser leurs innovations et compléter les distributions et productions marchandes. Des modèles d’innovations par l’usage sont alors développés dans l’intérêt général7. 7 l’histoire des industries culturelles. Depuis une décennie, le régime indus- triel de la culture en place depuis le début du XXème siècle a ainsi été durablement déstabilisé par une innovation technique qui ne lui appar- tient pas et qui a donné lieu à une mutation so- ciale irréversible, celle-là même dont parle Henry Jenkins. Ce passage d’une culture de la distribu- tion marchande de biens matériels à une culture de l'échange8 de biens immatériels s’origine dans ces dispositifs technologiques de p2p. La possi- bilité de mise à disposition par les internautes eux-mêmes de fichiers musicaux ou vidéo a donc marqué, au début du XXème siècle, le passage d’une « culture comme bien » à une « culture comme lien ». Il s’agit d’une culture de l'échange suivant deux sens du terme. D’une part, les prati- ques culturelles digitales ayant en point de mire échanges et interactions nourrissent et se nour- rissent des dynamiques sociales : elles sont un support de sociabilité et de performances iden- titaires. D’autre part, à travers les technologies du p2p s’opère un échange des rôles culturels institués, une réversibilité des rôles traditionnels auteur/diffuseur/programmeur/spectateur. Une révocabilité des rôles que certains auteurs américains, tel Lawrence Lessig dans son ouvrage Remix, ont désignée comme une « read/write culture » en opposition à une culture « read only ». Les pratiques d’échange et de par- Poli numéro 1 tage de films sur les réseaux p2p ont ainsi permis l’expérimentation de technologies de singulari- sation de la consommation culturelle. C’est en ce sens que l’on a pu définir ces objets filmiques singuliers comme des « films en réception », des « films interprétés », voire des « films parlés » à la manière des « hommes-livres » de Fahrenheit 4519. Par la mise en partage de morceaux ou films rares, le peering a enfin recréé de l’abondance là où la concentration des médias, notamment au plan de la distribution musicale avec le mono- pole à hauteur de 70% de Sony-BMG, Universal et EMI, a conduit pour des raisons stratégiques à une raréfaction artificielle. Pour les généra- tions qui ont grandi dans un univers digitalisé, la culture ne sera plus jamais un simple bien de consommation. On échange des fichiers sur In- ternet, on télécharge et désormais on transfère via mobile. La culture de l'échange née de la mise à disposition des oeuvres sur Internet se décline en culture du transfert sur la téléphonie mobile (grâce à la technologie Bluetooth), et ce indépen- damment de la dernière appellation à la mode du web et d’Internet. Ce passage à une culture de l'échange de biens immatériels ne commence donc pas avec le web 2.0 et perdure à l’échelle globale10. 9 Téléchargement Selon un sondage TNS-Sofres réalisé entre le 27 février et le 2 mars 2009, 37% des internau- uploads/Industriel/ poli-bonus-laurence-allard.pdf

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