Le système nucléaire français des années 1950 à nos jours, acteurs et structure
Le système nucléaire français des années 1950 à nos jours, acteurs et structures. Une mise en perspective Félix Torres Au fil des ans, le nucléaire civil français, lancé il y a plus de soixante ans n’aura cessé d’évoluer, dans ses grandes composantes (État, CEA/Cogema, EDF, industrie, autorité de sûreté...) comme dans le rôle respectif de ses différents acteurs. Plus qu’une filière, un complexe industriel inédit s’est ainsi constitué, un système hybride d’organisation à la fois public (de façon majoritaire) et privé, monopolistique en France, en concurrence à l’extérieur. Après la parenthèse Areva, le modèle qui a fait la réussite du programme nucléaire des années 1970 autour de la notion d’architecte ensemblier est aujourd’hui en partie reconstitué autour d’EDF qui associe le désormais le triple rôle d’architecte industriel, industriel et exploitant. Le devenir du système nucléaire français reste plus que jamais ouvert, tant dans l’Hexagone que dans la conquête de positions sur un marché mondial en expansion, à appréhender comme telles plutôt que comme simple prolongement du marché national. HISTOIRE La filière nucléaire française, la troisième de l’économie nationale, au deuxième rang de l’énergie nucléaire mondiale ne s’est guère penchée sur son passé ni n’a guère gouté l’ana- lyse rétrospective. Si les grandes lignes de son parcours sont connues1 et si des récits histo- riques généraux ou partiels existent déjà2, ils sont sans proportion avec des secteurs comme l’aéronautique ou l’automobile, certes plus « grand public » ou l’arme nucléaire, bien plus prestigieuse en termes de puissance nationale et de relations internationales3. Même si le par- cours de « la bombe » française recoupe en grande partie celui de la filière civile de pro- duction d’électricité jusqu’à la seconde partie des années 1960, quand la mise en service de l’usine militaire d’uranium enrichi de Pier- relatte en 1967 lève l’exclusivité du recours à l’uranium naturel. La plupart des historiques existants se résument à des synthèses chronologiques et événementielles (souvent résumées par la formule « l’aventure de »), l’essentiel de la littérature existant sur le nucléaire civil se par- tageant entre des récits techniques sur l’éner- gie nucléaire (perspectives scientifiques des recherches en matière atomique, politique française de l’énergie, différentes filières tech- niques en lice, cycle du combustible, dossiers de la sûreté nucléaire et des déchets, etc.), les rapports publics et états des lieux réguliers qui émaillent – et contribuent à orienter – le par- cours de la filière ; et la série des plaidoyers « pour » ou « contre » l’énergie nucléaire dans le cadre de la contestation de celle-ci par la sensibilité écologique et de sa valorisation – ou non – comme énergie non carbonée. Polarisée autour du binôme technique/ environnement, l’histoire du nucléaire reste construite autour d’une dimension linéaire, celle d’une progression destinée à se pour- suivre (quand on lui est favorable) ou à s’inter- rompre (dans le cas inverse). Une partie de cette histoire brille d’un éclat particulier, celui du grand programme nucléaire de 1974 à 1983, qui a fourni l’essentiel du parc La Revue de l’Énergie n° 634 – novembre-décembre 2016 76 La Revue de l’Énergie n° 634 – novembre-décembre 2016 77 français actuel, mais dont la prolongation du fonctionnement et la rénovation des outils de production donne lieu à des débats se projetant rétrospectivement sur sa genèse : réussite voire pour certains, en France et à l’étranger, un mo- dèle ? ; programme surdimensionné et désor- mais obsolète ? Le déroulement de celui-ci a été le plus souvent réduit à une série de déci- sions politico-administratives (technocratiques disent ses pourfendeurs) et à des évolutions techniques successives, d’une filière technique à une autre (de la filière à uranium naturel gra- phite gaz – UNGG – aux réacteurs à eau pres- surisée PWR, les derniers formant une lignée de réacteurs (des premiers paliers CP1 et CP2 de 900 MW du programme nucléaire aux EPR et Atmea 1 actuels) toujours plus performante, à la mesure de l’excellence technique française. Le système nucléaire français plutôt que la filière nucléaire française Il s’agira plutôt ici d’appréhender le nucléaire français comme un système, un ensemble dont les grandes composantes ont varié de position au fil des ans et dont les rôles et relations res- pectifs ont également plus ou moins évolué. C’est questionner la notion de filière, une notion sans équivalent dans le monde anglo-saxon et outre-Rhin, même si elle est couramment uti- lisée dans la politique industrielle française et notamment pour la filière nucléaire dans son ensemble. Ensemble articulé d’activités éco- nomiques intégrées par leurs articulations en termes de marchés, de technologies et de capi- taux, une filière, dans son acception rigoureuse est d’abord constituée de tout ou partie de relations techniques et de stades successifs de production allant de la matière première à un produit final4. Consacrée lors du volontarisme industriel des 30 Glorieuses, la notion a connu une certaine éclipse puis un regain d’intérêt à l’heure de la mondialisation, des chaînes de va- leur étendues et autres supply-chain, même si on s’interroge généralement sur le bien-fondé d’une notion floue, statique et qui réduit surtout un secteur économique, au-delà de ses divers modes d’intégration, à l’ensemble de ses pro- cessus productifs5. Même en y incluant l’« inno- vation dont la caractéristique majeure est de bouleverser les relations interindustrielles et donc la structuration des filières » ou la notion territoriale de clusters6, l’idée de filière se can- tonne dans un cadre technique qui néglige d’autres dimensions essentielles : la stratégie particulière à chaque entreprise participant à une filière, le rapport spécifique que chacune d’entre elles entretient avec leur marché et, par- tant les dynamiques (quelquefois conflictuelles) de leur relation réciproque au sein d’une même filière, etc. Cette série de remarques peut être étendue à la notion de « filière » nucléaire et à son évolution depuis les années 1950. Plutôt que de filière, il conviendrait de parler de système nucléaire, un système multipolaire depuis l’origine croisant décisions publiques, facteurs techniques et lo- giques administratives et privées, dont les com- posantes et rapports réciproques n’ont cessé de varier au cours du temps, y compris au moment du grand programme nucléaire lancé en 1973- 1974. Au début des années 1980, un rapport sur les acquis de l’industrie nucléaire française si- gnalait notamment l’existence d’un « complexe industriel inédit », ne relevant ni d’un « fonc- tionnement libéral, régulé par le marché », ni d’une simple « économie administrée, soumise uniquement aux décisions réglementaires de l’État », mais plutôt un « modèle hybride d’or- ganisation industrielle : mi-public, mi-privé, monopolistique à l’intérieur de l’Hexagone, concurrentiel à l’extérieur », en bref un exemple d’« économie mixte » à la française7. Ce com- plexe industriel inédit repose, plutôt que sur un simple « trépied », expression couramment em- ployée à l’égard du nucléaire, sur une structure quadripolaire ou pentagonale constituée par : - l’État et les instances de décision gouverne- mentales du nucléaire national ; - le Commissariat à l’Énergie atomique (CEA), exerçant le leadership en matière de re- cherche et développement, dans le cycle du combustible notamment ; - Électricité de France (EDF), l’opérateur pu- blic, jouant un triple rôle de maître d’ouvrage, de maître d’œuvre et d’exploitant unique des centrales nucléaires ; - les deux principaux groupes industriels im- pliqués dans le nucléaire à cette époque : Em- pain-Schneider avec ses filiales Creusot-Loire La Revue de l’Énergie n° 634 – novembre-décembre 2016 78 HISTOIRE Le système nucléaire français des années 1950 à nos jours, acteurs et structures. Une mise en perspective et Framatome fabriquant la quasi-totalité des îlots nucléaires et le groupe CGE - Alsthom- Atlantique, fournisseur de la majeure partie des îlots dits classiques ou conventionnels ; - enfin une instance de sûreté nucléaire alors en gestation, qui deviendra l’Autorité de sû- reté nucléaire (ASN) indépendante du début des années 2000. Chacune des composantes du « Penta- gone nucléaire » français a ses logiques spé- cifiques, découlant de ses missions initiales, de ses rôles, de la façon dont elle les conçoit et les développe au fil du temps, en soi, par rapport à sa tutelle comme dans les relations entretenues avec les voisins. Une logique de fonctionnement qu’il conviendrait d’appré- hender de façon privilégiée selon le binôme canonique stratégie/structure cher à Alfred Chandler, sous l’angle du dernier terme8. Que l’on soit le CEA, EDF ou le groupe industriel concerné, la vision des choses change, à com- mencer par la partie la plus emblématique du nucléaire civil, le réacteur. Pour les équipes du Commissariat, les réacteurs sont des technolo- gies à vocation électrogène au rendement de production électrique relativement faible (33 % à l’heure actuelle pour la Génération II) que doivent améliorer de futures générations tech- niques (Génération IV) ; les hommes d’EDF parlent de Centres nucléaires de production électrique (CNPE), c’est-à-dire d’outils de pro- duction assignés à une mission de performance énergétique dans la durée ; pour l’industriel, le réacteur ou les parties de celui-ci (chaudière, générateurs de vapeur, turbo-alternateurs) sont des produits à vendre sur le marché national et les marchés internationaux. Des différences de point de vue plus ou moins uploads/Industriel/ systeme 2 .pdf
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- Publié le Jul 23, 2021
- Catégorie Industry / Industr...
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