17/01/2022 13:11 Langage et critique de la technique dans l’œuvre d’Ivan Illich
17/01/2022 13:11 Langage et critique de la technique dans l’œuvre d’Ivan Illich, 1, par Baptist… https://www.juanasensio.com/apps/print/6357761 1/10 STALKER - Dissection du cadavre de la littérature Stalker est le blog érudit et polémique de Juan Asensio consacré à la littérature, la critique littéraire, la philosophie et la politique. Bien-pensants s'abstenir, ce blog peut nuire à votre santé. Langage et critique de la technique dans l’œuvre d’Ivan Illich, 1, par Baptiste Rappin (31/12/2021) Photographie (détail) de Juan Asensio. Baptiste Rappin dans la Zone. Ivan Illich, critique de la modernité industrielle, par Frédéric Dufoing. 17/01/2022 13:11 Langage et critique de la technique dans l’œuvre d’Ivan Illich, 1, par Baptist… https://www.juanasensio.com/apps/print/6357761 2/10 Introduction : de la critique de la technique à la critique du langage Tous les auteurs dits «technocritiques», que nous appellerions plus volontiers «technolucides», lesquels ne succombent guère à l’idolâtrie aveugle et sotériologique de la Technique et de l’imaginaire associé du Progrès, partagent assurément une observation commune, formidablement simple à formuler : le monde est devenu, suite à la révolution industrielle, intégralement artificiel. De Friedrich Jünger à Martin Heidegger, de Jacques Ellul à Bernard Charbonneau, De Guy Debord à Günther Anders, et cette liste qui omet notamment Karl Marx et André Gorz ne saurait être exhaustive, tous remarquent que la société moderne se caractérise par une profonde rupture historique, anthropologique si ce n’est métaphysique, dont l’agent principal n’est autre que la Technique. Ivan Illich s’inscrit assurément dans cette famille de penseurs, lui qui note que «l’homme vit dans un milieu qu’il a lui-même conçu [et] que cet environnement artificiel lui devient aussi impénétrable que la nature l’est pour le primitif» (Une société sans école, 2003, p. 307). Mais l’artificialisation ne concerne pas que les seuls paysages, elle ne se limite guère à l’extension du domaine du béton, si judicieusement analysée par Anselm Jappe (2020), c’est-à-dire à l’urbanisation galopante qui prend aujourd’hui le nom barbare de «métropolisation» : elle touche également, et de plein fouet, le langage, phénomène de colonisation dont je viens de donner un exemple éloquent. Là aussi, les références ne manquent point. On peut en particulier penser à Heidegger qui, devant les étudiants d’une école d’ingénieur que l’on s’imagine sans peine médusés, prononce une conférence au cours de laquelle il confronte Langue de tradition et langue technique, avant d’affirmer que, sous le régime général de la cybernétique, «la langue est information» (Heidegger, 1990, p. 35), c’est-à-dire calcul ou encore algorithme. Jaime Semprun, quant à lui, consacra un livre entier, dont le savoureux titre, en forme de plagiat de la Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay, annonce à lui seul le caractère superficiel du langage technique, à l’analyse de cette novlangue qui sert de vecteur de propagation à l’imaginaire industrialiste; il note ainsi : «On ne saurait mieux définir [l’essence de la novlangue] qu’en disant qu’elle est la langue naturelle d’un monde toujours plus artificiel» (Semprun, 2005, p. 22). Nous nous proposons, dans cet article, de considérer la place de la langue dans la réflexion générale d’Illich à propos de la technique; cela revient, au fond, à visiter l’œuvre 17/01/2022 13:11 Langage et critique de la technique dans l’œuvre d’Ivan Illich, 1, par Baptist… https://www.juanasensio.com/apps/print/6357761 3/10 d’Illich à travers le fil directeur du langage. À cette fin, nous reviendrons en premier lieu sur les grandes lignes de sa critique de la société industrielle et de ses institutions, avant de considérer la question du langage d’un double point de vue chronologique et thématique : car si visiblement son traitement s’accentue au fur et à mesure des années et des ouvrages, à telle enseigne que d’aucuns ont pu parler d’un «Illich seconde période» (Duden, 2010), nous voudrions mettre en évidence sa présence, discrète d’un point de vue quantitatif mais importante sous l’angle de l’élaboration conceptuelle, dès les premières œuvres, celles qui restent encore aujourd’hui les plus connues et les plus lues. Nous irons jusqu’à avancer, pour clore cette réflexion, que le langage constitue rétrospectivement l’un des fondements majeurs du projet convivial; il sera alors plus précisément question de cette catégorie, qui traverse nombre d’analyses d’Illich : le vernaculaire. Notre cheminement paraît d’autant plus pertinent que nul, à notre connaissance, ne s’est essayé à dégager de façon systématique la place du langage dans la pensée d’Illich; les articles de Thierry Paquot (2016a, 2016b) ont certes le mérite d’exister, mais on y trouve guère développée la vue synoptique que nous souhaitons présenter dans les pages qui suivent. L’emprise technique Il semble pertinent de débuter la présentation de la pensée d’Illich par un angle phénoménologique. Comment la société industrielle se donne-t-elle à voir ? Comment apparaît-elle ? Le penseur répond : «De la naissance à la mort, l’humanité serait confinée dans l’école permanente étendue à l’échelle du monde, traitée à vie dans le grand hôpital planétaire et reliée nuit et jour à d’implacables chaînes de communication. Ainsi fonctionnerait le monde de la Grande Organisation» (Illich, La convivialité, 2003, p. 570). Il est évident que le soin pris à doter l’expression «Grande Organisation» de majuscules et de privilégier le singulier au pluriel témoigne de l’incroyable portée de ce mouvement propre aux sociétés modernes qui consiste à faire prendre en charge la vie des hommes, du début à sa fin et dans toutes les activités imaginables, par des organisations de tous types : publiques, privées, associatives, etc., et de toute dimension : locale, nationale voire mondiale. C’est ainsi que «l’homme devient l’accessoire de la mégamachine, un rouage de la bureaucratie» (Illich, La convivialité, 2003, p. 456), et qu’il perd progressivement son autonomie au fur et à mesure qu’il accepte de déléguer son activité à la machine, de métal (les rouages et les mécanismes) ou de papier (les règles et les procédures). Mais le développement industriel, outre cette perte de contrôle sur l’action, menace également quatre autres droits de l’homme : celui de s’enraciner dans son environnement, celui d’exercer sa créativité, celui de vivre selon la parole c’est-à-dire par l’art de la politique, celui du recours à la tradition (Illich, La convivialité, 2003, p. 509). L’expansion de la technique repose inévitablement sur la méthode des ingénieurs et des scientifiques, et ne cesse de l’entretenir en retour. Voici donc venu l’âge des experts, l’époque de la professionnalisation de toutes les activités, où rien ne peut échapper à la 17/01/2022 13:11 Langage et critique de la technique dans l’œuvre d’Ivan Illich, 1, par Baptist… https://www.juanasensio.com/apps/print/6357761 4/10 programmation des techniciens et à la planification des managers : «je propose d’appeler le milieu du XXe siècle l’Âge des Professions mutilantes», affirme ainsi Illich (Le chômage créateur, 2005, p. 45). Il est bien question de mutilation dans la mesure où la classe des professionnels dépossède et prive les hommes de leur savoir-faire séculaire, en matières de santé, d’éducation, d’alimentation, etc. Illich baptise cette concentration des compétences ingénieriques dans les mains des experts du nom de «monopole radical», dont il donne plus précisément la définition suivante : «J’emploie l’expression "monopole radical" pour désigner une autre réalité : la substitution d’un produit industriel ou d’un service professionnel aux activités utiles auxquelles se livrent, ou souhaiteraient se livrer, les gens. Un monopole radical paralyse l’action autonome au bénéfice des prestations professionnels» (Illich, Le chômage créateur, 2005, p. 72). Notons en outre que, pour Illich, les professionnels au service de la mégamachine se trouvent à la fois asservis aux multiples procédures et heureux de participer à leur application, voire même à leur expansion : «L’enchaînement implacable des règles semble envoûter ceux-là mêmes qui s’en font les complices et les pousse à faire preuve d’une discipline encore plus aveugle» (Illich, Une société sans école, 2003, p. 293). Ce portrait de l’expert ressemble à s’y méprendre à celui qu’Hannah Arendt dresse du fonctionnaire dans son commentaire avisé du procès d’Adolf Eichmann. Illich dresse une comparaison entre les sociétés traditionnelles, dites «primitives» et les sociétés développées, et y pointe la différence de nature du chaos qui y règne : «Mais l’univers chaotique du barbare était, en fait, constamment soumis aux interventions de divinités mystérieuses et anthropomorphes, tandis que nous ne pouvons attribuer le chaos de notre monde qu’à notre propre action et à notre planification. L’homme est maintenant le jouet des savants, des ingénieurs et des planificateurs» (Illich, Une société sans école, 2003, p. 342). La confusion et le désordre ne sont désormais plus imputables aux puissances invisibles, l’artificialisation du monde en est pleinement responsable. Mais on peut encore aller plus loin dans cette voie : le monopole radical, loin de se contenter de la mutilation de l’action autonome, entretient de surcroît un régime de privation des libertés qui se justifie précisément de la crise; lucidement, Illich (Le chômage créateur, 2005, p. 29) peut ainsi écrire qu’«on appelle aujourd’hui "crise" ce moment où les médecins, diplomates, banquiers et ingénieurs sociaux de tous bords prennent la situation en main et où des libertés sont supprimées», affirmation qui fait écho à la justification des mesures d’austérités par la menace économique et des confinements par le péril sanitaire. Mais, en sus, «de telles attaques contre les individus ne font uploads/Industriel/langage-et-critique-de-la-technique-dans-l-x27-oeuvre-d-x27-ivan-illich-1-par-baptiste-rappin-stalker-dissection-du-cadavre-de-la-litterature.pdf