ARCHITECTURE ET CINEMA [Des changements de plans] par Jean-Luc ANTONUCCI Jean-L

ARCHITECTURE ET CINEMA [Des changements de plans] par Jean-Luc ANTONUCCI Jean-Luc Antonucci est architecte, professeur à l'École Supérieure d'Audiovisuel (ESAV – Université Toulouse-Le Mirail), membre du Laboratoire de Recherche en Audiovisuel (LARA) et présente par ailleurs cette année une thèse d’État autour du décor au cinéma. Le vendredi 16 mai 2003, en fin d’après-midi à la Cinémathèque de Toulouse, une série de six vidéogrammes réalisés par des étudiants de l'option "Ville et Cinéma" en quatrième année de l'École d'Architecture de Toulouse est présentée au public. Cette projection précède celle de deux films de Richard Copans, l’un des réalisateurs de la série "Architectures" diffusée par la chaîne Arte. C'est l'une des séances toulousaines des premiers "Rendez-vous Architecture et Cinéma" organisés par la Maison de l'Architecture de Toulouse sur la région Midi-Pyrénées (Albi, Foix, Montauban et Toulouse). "La cour sert de fil conducteur" à cette première édition baptisée "Projections en cour" par ses initiateurs qui espèrent par ailleurs que cette nouvelle manifestation permettra "de questionner les rapports entre Architecture et Cinéma" et "de confronter leurs liens". La richesse et la nature des films présentés en cette circonstance nous donnent l’occasion de revenir sur les contours d’une confrontation dont il n’est pas toujours aisé d’identifier les limites. Elle se traduit en effet très souvent par l’étude de la place occupée par l’architecture et les architectes dans les films ou par l’analyse de l’influence du cinéma sur l’architecture et réciproquement. On pourrait aussi examiner dans le détail les similitudes que l’on peut déceler entre la fonction de l’architecte et celle du réalisateur*, de même qu’on peut explorer les rapports que les architectes eux-mêmes peuvent entretenir avec l’audiovisuel. Parmi toutes celles possibles, cette soirée nous permet de développer cette réflexion suivant trois directions particulières : l’architecte devenu réalisateur, l’architecture que met en scène l’audiovisuel, libérer et fédérer les architectes. Changements de plans (1/3) Dans le courant des années 80, le Conseil Régional de l’Ordre des Architectes Midi-Pyrénées avait déjà eu l’ambition de provoquer un rapprochement analogue entre architecture et audiovisuel en organisant quelques rencontres autour de films sur des architectes et leurs réalisations. Plusieurs années après, on ne peut que se réjouir de voir les étudiants en architecture de Toulouse avoir les moyens de participer à cette nouvelle initiative et lui apporter un éclairage inédit avec une sélection de vidéogrammes qu’ils ont eux-mêmes réalisés. Comme le remarquera juste après Richard Copans lors de la présentation de ses films, on est d'abord frappé par la fraîcheur et l'enthousiasme qui se dégage de ces réalisations étudiantes. Chacune d’elles invite le spectateur à un parcours sensible fait de sensations et d’impressions exprimant le regard particulier porté par chaque réalisateur lors de sa confrontation personnelle avec l'élément d'architecture qui était soumis à son expérimentation, la cour. Au lieu de tenter d’exposer une analyse descriptive de l’échantillon de cour choisi, tous les films d’étudiants projetés lors de cette présentation rendent compte de l'intensité ou de la qualité du rapport personnel qui peut s’établir avec un lieu, un espace ou un objet architectural. C’est notamment le cas pour quatre de ces vidéogrammes dans lesquels s’exprime en priorité l’aveu de cette relation aux lieux, aux volumes, aux matériaux ou aux couleurs. Que l'on s'enivre en suivant le tournoiement d'images fugitives et floues saisies à l'intérieur d'une cour par une caméra pointée vers le sommet de façades dont la silhouette tente de se découper sur un ciel sombre, que l'on fasse la ronde autour d'une danseuse orientale avec une caméra qui s'enroule sans fin autour d'elle sur le parking désaffecté d'une grande surface dont les éclairages alentour finissent par labourer l'image de leurs zébrures à la nuit tombante, que l'on reste inexorablement accroché à la traque de l'ombre d'un marcheur qui balaye de long en large le rythme implacable d'un sol carrelé qui encage ses mouvements, que l'on tente désespérément de rabouter les fragments outrageusement colorés de formes géométriques collectées sur le site du couvent de la Tourette (Le Corbusier, 1957), le spectateur n'échappe pas à la vague de sentiments et d’émotions à laquelle il est soumis. Ce changement de posture est certainement le premier constat qui peut être fait à l’issue de la projection de ces films. Avant d'être un outil de représentation descriptive de l'architecture, l'audiovisuel peut être, pour l'architecte, un outil d'investigation, d'expérimentation et d'expression qui lui offre la possibilité de dépasser sa propension naturelle à vouloir expliciter ou légitimer les qualités d’un lieu ou d’un projet. De même qu’il peut également l’aider à repousser les limites de la représentation architecturale imposée depuis longtemps par la dissection spatiale de la géométrie projective et les images en perspective qu’elle permet d’obtenir. Que ces images soient produites manuellement ou au moyen de machines informatiques. Alors que les outils audiovisuels imposent habituellement la représentation perspective, dans le cas de ces films, ils finissent par affranchir leurs réalisateurs de l’ambition totalitaire et définitive de la perspective de l'architecte. On n'est plus dans la recherche d’un mode de restitution globalisant qui tenterait désespérément de rendre compte d'une construction réalisée, ou en projet, mais dans l'expression de l'appréhension sensible d'un lieu. Ce qui constitue une voie originale et très différente de celle que poursuivent traditionnellement les architectes qui recherchent essentiellement à se doter d’outils et de moyens leur permettant de donner à voir et de montrer, dans les meilleures conditions possibles de reproduction, la qualité constructive et spatiale d'un lieu, d'un bâtiment ou d'un projet. Cette prise de distance avec la stricte architecture raisonnée s’accompagne, dans le cas de ces quatre vidéogrammes, d’une pratique qui relève principalement du traitement de la surface. Comme le remarque Éric Valette à propos de l'utilisation de la perspective naissante par les peintres du début du XVème siècle, on constate dans ces films un glissement de la représentation d'un espace en trois dimensions vers le seul traitement de l'image projetée. La surface de l'écran. Celle de l'image qui fascine et qui devient un lieu d'expérimentation spécifique pour laquelle l'architecture n'est plus qu'un prétexte. Malgré l'utilisation de dispositifs de représentation réputés produire des images en coïncidence quasi parfaite avec les principes de l'optique visuelle et donc supposés permettre une représentation fidèle et conforme de l’espace, la plupart des artifices et des effets mis en oeuvre à l'aide des appareils vidéo employés pour la fabrication de ces films n'ont pas d'autre résultat que de "ramener l'œil à la surface"(1). La forme de l'objet et les relations qu'il entretient avec son environnement sont mises à l'écart, voire altérées, pour privilégier l'effet qu'elles produisent sur l'écran : de longues traînées de formes fantomatiques qui hantent le cadre, des points de lumière se transformant en griffures de couleurs vives qui dansent sur l'écran et le déchirent, un voile gris d'apparence vaguement humaine qui glisse en tous sens sur un quadrillage, des formes détourées et transformées qui découpent et partagent l'image. Images triturées, transformées, retravaillées, colorées, détourées, détériorées, assemblées, qui donnent une idée de l'émotion suscitée par la découverte, l'exploration et l'expérimentation de l’œuvre d’un architecte ou d’un lieu. Des images d’objets ou de corps qui finissent par perdre leurs matérialités propres pour constituer celle, exclusive, de l’image elle-même. Paradoxalement, alors que ces documents demandent au spectateur de se laisser conquérir par les traces que laissent les objets et les lieux qui sont placés devant la caméra, la production de cette texture particulière de l'image n'est possible qu'au détriment de la matière filmée elle-même, la substance architecturale et les matériaux qu'elle met en oeuvre. Cette matière, voulue par l'architecte ou le constructeur, qui nous émeut tant lorsqu’on est en sa présence, est ici déniée au profit de celle d’images qui ont, elles aussi, le pouvoir fascinant de nous émouvoir. Les deux autres vidéogrammes proposent une vision sociale de la cour. La cour, espace de vie et lieu d'échange. L'un, avec une sorte de va-et-vient répétitif suivant méthodiquement la traversée d'une passante, nous donne à voir quelques fragments de traboules (presque) désertes de Lyon. Passé et présent s'y mêlent avec l'évocation, par des textes en surimpression, de la révolte des canuts ou de la résistance à l'occupant nazi. L'autre nous conte l'entraînement d'un coureur de fond de cour, encouragé par ses amis et supporters rassemblés dans les coursives des étages. Infatigable jusqu'à la fin, les dernières images nous révèlent qu'il ne peut cependant pas se résoudre à franchir le seuil de la cour pour s'élancer à la découverte et à la conquête de la rue. Dans les deux cas, même si les caractéristiques de chaque lieu participent pleinement au propos de chacun des films (un parcours le long des traboules lyonnaises ou l'univers clos d'une cour intérieure d'immeuble), il s'agit donc moins de donner à voir une architecture qu'évoquer la vie dont elle est, ou a été, le théâtre. Peu importe la cour d'ailleurs, qu'elle soit longue et traversante ou petite et fermée, c'est surtout ce qu'elle contient et les différents mouvements qui l'animent ou qui s’y sont développés qui comptent. Ici ou ailleurs. Sur l'écran. L'architecture change alors de statut. Elle sert de support au décor du uploads/Ingenierie_Lourd/ architecture-et-cinema.pdf

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