MAURO CARBONE LE SENSIBLE ET L'EXCÉDENT. MERLEAU-PONTY ET KANT Dans Le philosop
MAURO CARBONE LE SENSIBLE ET L'EXCÉDENT. MERLEAU-PONTY ET KANT Dans Le philosophe et son ombre, Merleau-Ponty attribue à la Cri- IÙJNe de la facNiti de }11ger une position restrictive à l'égard du sensible, qu'il résume par la célèbre phrase kantienne qui définit la Nature comme Inbegriff der Gegenstande der Sinne, à laquelle il oppose la conception husserlienne du « sensible comme forme universelle de l'être brut» (S, p. 217). Cette même phrase de Kant faisait déjà son apparition dans le résumé du premier cours que Merleau-Ponty a donné au Collège de France sur le concept de Nature (1956-1957; mais il la référait cependant à la Critiq11e de la raison p11re) 1, dans lequel sa position à l'égard de la Critiq11e de la JacNiti de }11ger apparais- sait du reste plus articulée et non dénuée de sympathie2• D reconnais- 1. La phrase citée par Merleau-Ponty (cf. respectivement Signes. p. 217 et n. 1. ainsi que Ris11111is de CD11rs, p. 101) apparait effectivement dans la CrilifJIII de la jaN~IIi de }•!." à dellJ: occasions (cf. 1. Kant. Kritile. der Urhilsle.raft [1790]. trad. franç. de A. Philonenko. Paris. Vrin, 19865• p. 181-278). alots qu•elle n•est pas à proprement parler présente dans la CrilifJ•' de la rt~isDn p•rr. où apparaissent cependant des expres- sions qui ne sont que légèrement différentes et en substance équivalentes (cf. par exemple 1. Kant. Krilile. der rrinen Virn11njt [1781. 1787Î, trad. franç. de A. Tremesay- gues et B. Pacaud, PUP, Paris, 1944, p. 565). 2. Merleau-Ponty a consacré trois cours au concept de Nature. respectivement pendant les années 1956-1957. 1957-1958 et 1959-1960. Les notes prises par des audi- teurs anonymes pour ce qui conceme les dellJ: premiets ainsi que les notes de cours rédigées par le philosophe lui-même pour ce qui est du troisième ont été récemment rassemblées et éditées : cf. M. Merleau-Ponty, La Nahm, NDhs. CD11rs dll CDIIi&e de Françe. établi et annoté par D. Séglard, Paris. Éd. du Seuil. 1995. Pour ce qui est de la partie consacrée à la Criliq•e tk lajaN~Iti tk}•!."• cf. en particulier les p. 43-47. 164 MAURO CARBONE sait en fait, au sein de la conception de la Nature que Kant déve- loppe dans cette œuvre, une orientation située dans la lignée de l'ontologie occidentale qui, tout en s'écartant de ses formes domi- nantes (avec lesquelles, à son avis, elle peut toutefois coexister jus- qu'au sein de la pensée d'un même philosophe), part de certaines observations de Descartes - qui décrivent la Nature comme « Évé- nement>> auquel «nous [ ... ] avons accès [ ... ] par le rapport vital que nous avons avec une partie privilégiée de la Na ture : notre corps)) (RC, p. 100) plutôt que comme «Objet)) pour l'entendement pur- pour arriver en l'occurrence à Kant, puis à Schelling, Bergson, et trouver enfin chez Husserl son prédécesseur direct. En substance, Merleau-Ponty semblait voir dans la conception kantienne de la Nature une oscillation analogue à celle qu'il avait dégagée chez Descartes: si, dans la Critique de la raison pure, Kant avait pris exclusivement en considération l'« ordre de l'explication causale)) (RC, p. 102)- en y incluant du reste deux conceptions différentes de la Nature, comme simple corrélat de notre perception et «telle que la révèle l'activité législatrice de l'entendement))1 - dans la Critique de la faculté de juger, examinant le principe de finalité dans l'intention de relier ces deux conceptions, il incline plutôt pour la considération de l'ordre des totalités organiques et il irait ainsi vers la découverte d'un «être brut)) de la Nature (RC, p. 101?. Cependant, Kant ne poursuit pas dans cette direction d'une façon cohérente; il en vient au contraire à conclure - observait Merleau-Ponty - que cc Les considérations de totalité [ ... ] ne désignent rien qui soit constitutif de l'être naturel, mais seulement l'heureuse rencontre de nos facultés. La Nature, somme des "objets des sens", se définit par les Naturbegriffe de la physique new- tonienne. Nous en pensons davantage à son sujet, mais ce ne sont là que des réflexions nôtres)) (RC, p. 104). 1. M. Merleau-Ponty, LA Nahm, Notu. Co1m d11 Co/üg1 d1 Fran&~, op. &it., p. 42. 2. Justement, dans les totalités organiques - explique Medeau-Ponty - «TI semble qu'on découvre [ ... ] un mode de liaison qui n'est pas la connexion extérieure de la causalité, un "intérieur" qui n'est pas l'intériorité de la conscience, et qu'en conséquence la Nature soit autre chose qu'objet» (RC, p. 102). Cf. aussi M. Merleau- Ponty, LA Nalllrr, Notu. Co11r1 d11 Col/ig1 d1 Frantl, op. rit., p. 45. LE SENSIBLE ET L'EXCÉDENT. MERLEAU-PONTY ET KANT 165 Ainsi, pour Merleau-Ponty, la problématique kantienne renonçait à chercher dans l'« étude de la Nature» «une introduction à la défini- tion de l'être» (RC, p. 125) tel qu'il entendait lui-même la trouver; elle renonçait en somme à voir dans la Nature, pour utiliser une autre expression merleau-pontienne, un «miroir de l'Être» à travers lequel développer une ontologie efficacement indirecte. Les considérations que nous venons de rappeler confirment en tout cas les motifs d'intérêt et de convergence déjà manifestés par Merleau-Ponty à l'égard de la troisième Critique kantienne dès l' «Avant-propos>> de la Phénoménologie de la perception. Dans la partie consacrée à l'intentionnalité, Merleau-Ponty affirme en effet que celle- ci se distingue par le fait que «l'unité du monde [ ... ] est vécue comme déjà faite ou déjà là» (PP, p. XII). Comme ille précise plus loin, il se réfère ici à l'intentionnalité opérante, qui est précisément caractérisée à la page suivante comme «celle qui fait l'unité naturelle et antéprédi- cative du monde et de notre vie» (PP, p. XIII). Dans l'intervalle, il. en vient à mettre au jour l'ébauche d'une telle modalité de relation inten- tionnelle justement dans la Critique de la faÇN/té de juger de Kant, qui «montre», selon lui, «qu'il y a une unité de l'imagination et de l'en- tendement et une unité des sujets avant J'objet et que, dans l'expérience du beau par exemple, je fais l'épreuve d'un accord du sensible et du concept, de moi et d'autrui, qui est lui-même sans concept» (PP, p. XII). Ce passage fait référence aux caractéristiques du jugement de goût qui conduisent Kant à le définir comme une erpice de « sensiiS œm- munis >>1 - ou mieux, précise-t-il, de sensus communis f8SthetiÇNS en tant qu'il se distingue du JogiciiS2 - caractéristiques que Merleau-Ponty trouve par la suite explicitées précisément dans la notion husserlienne 1. A ce sujet, cf. tout particulièrement le § 40 de la CrilifJIII tk J. jat:t~ltltù }Ill"• justement intitul~ D11 !,0~1 etJIIIIIII d'11111 upit1 tù ~ mwu œmm1111is ». Pour une lecture de ce pangraphe kantien pr&entant des affinités particulières avec les a&ncnts d'inter- pr&ation propos~s par Merleau-Ponty, cf. E. GarroDi. Emlira. Un• S!,llartitJ-atlrll~~mo, Milan, Garzanti, 1992, p. 198 sq. Sur les pages merleau-pontiennes ~tudiées ici, consi- d~es dans leur rapport avec Kant, cf. E. Rocca, L'1ss~r~ 1 il tiallo. lnhlmo a Mtrkt~~~ PontJ, Paane, Pratiche, 1993, p. 39-41. 2. Cf. 1. Kant, CrilifJIII tl1 J. jat:t~lti tk }lll.''i op. rit., n. 2, p. 128. 166 MAURO CARBONE d'intentionnalité opérante, qu'il assimile en même temps à celle de «Logos du monde esthétique» (où l'esthétique doit, dans ce cas, être entendue dans un sens plus étroitement étymologique), notion esquis- sée par Husserl dans la conclusion de Formale tmJ transzenJentale Logik}. L'« Avant-propos» de Phénoménologie Je la perception voit donc la Critique Je la faculté Je juger enraciner l'aconceptualité universelle du beau, éprouvée dans le jugement de goût, dans l'unité de sens qui émerge au sein de la relation intentionnelle, au sens husserlien, opérant dans le domaine de l' aïsthesis, c'est-à-dire dans l'« être brut» de la Nature dont Merleau-Ponty parlera précisément dans le 1. Cf. E. Husserl, Formak unJ tranJzenJmta/e Logile [1929], actuellement La Haye, M. Nijhoff, 197 4, trad. franç. de S. Bachelard, Logique formelle et tranmnJantak, Paris, PUF, 1957, p. 386. Pour l'assimilation de l'intentionnalité opérante ct du «Logos du monde esthétique 11, cf. PP, p. 490-491. D convient de remarquer qu'à cette occasion. ainsi que dans le passage de l' ((Avant-propos 11 de Phinomino/ogie Je la perreption auquel nous avons fait référence, Merleau-Ponty tend à assimiler à l'intentionnalité opérante même cet (( art caché dans les profondeurs de l'âme humaine)), que Kant réfère, dans la Critique Je la raiJon purr, à la fonction de l'imagination qui produit des schèmes transcendantaux (cf. I. Kant, Critique tk la railon purr, op. rit., p. 153). D faut aussi rele- ver que, dans cc même passage de l' ((Avant-propos))' Merlcau-Ponty aperçoit dans cet ((art caché dans les profondeurs de l'âme humaine 11 présupposé dans le jugement esthétique un élément de continuité entre la première ct la troisième Critique. A cc propos, voir en particulier P. Gambazzi, La belkzr<a çome non-oggetto e il Juo oggettrJ. ConJiJera~oni jmomenologiçhe JU akune propoli~oni Je/la Critica del giudizio, in AA.VV., A~one e çonteflljJ/a~one, Milan, IPL, 1992, p. 294-326, notamment le§ 1, où l'auteur souligne comment la théorie du schématisme dans la Critique Je la rai1on purr ct la théorie uploads/Ingenierie_Lourd/ carbone-le-sensible-amp-l-x27-exce-dent-merleau-ponty-amp-kant.pdf
Documents similaires










-
81
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 17, 2021
- Catégorie Heavy Engineering/...
- Langue French
- Taille du fichier 1.6449MB