1 André Habib et Viva Paci (dir.), L’Imprimerie du regard : Chris. Marker et la

1 André Habib et Viva Paci (dir.), L’Imprimerie du regard : Chris. Marker et la technique, L’HarŵattaŶ, Montréal/Paris, 2008, pp. 33-49. Une impression freudienne : rejouer, déjouer la mort Sylvie Rollet « Trace brute de vies qui ne demandaient aucunement à se raconter ainsi, […] l‟archive est une brèche dans le tissu des jours, l‟aperçu tendu d‟un événement inattendu. En elle, tout se focalise sur quelques instants de vie de personnages ordinaires […]. Elle force la lecture, “captive” le lecteur, produit sur lui la sensation d‟enfin appréhender le réel. » (Arlette Farge, Le goût de l’archive) La réflexion qui suit trouve son origine dans une rencontre : celle d‟un film, Sans soleil, ou plus exactement du prologue de ce film — les images de trois enfants sur une route d‟Islande, images d‟« archives », filmées par Chris Marker en 1965, reprises en 1981 — et celle d‟un ouvrage de Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne. L‟archive, dit-il, ce ne sera jamais la mémoire ni l‟anamnèse en leur expérience spontanée, vivante, intérieure. Bien au contraire : l‟archive a lieu au lieu de défaillance originaire et structurelle de ladite mémoire. Point d’archive sans un lieu de consignation, sans une technique de répétition et sans une certaine extériorité. Nulle archive sans dehors1. Insidieusement, une hypothèse se fraie un chemin : ne serait-ce pas ce « dehors », ce lieu par défaut de l‟archive qui formerait le lieu de la « défaillance originaire » des images où s‟origine le film de Marker ? Le rapprochement pourrait paraître hasardeux, n‟était la série des coïncidences qui induisent l‟impression persistante d‟une connivence entre le propos du philosophe et le geste du cinéaste. L’archive et la cendre Précédant les premières images du film, la voix off2 d‟une femme surgit du noir : « la première image dont il m‟a parlé, dit-elle, c‟est celle de trois enfants sur une route d‟Islande […]3. » Tandis qu‟apparaissent les images des enfants, la voix continue. « Il me disait que c‟était 1 Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995, p. 26. 2 Le texte du commentaire de Sans soleil a été publié dans la revue Trafic, n° 6, printemps 1993, p. 79-97. 3 Les lettres sont attribuées, dans le générique de fin, à un énigmatique Sandor Krasna, Chris. Marker apparaissant non comme l‟auteur des prises de vues et des lettres, mais comme leur « assembleur », sous la rubrique : « composition et montage ». Florence 2 André Habib et Viva Paci (dir.), L’Imprimerie du regard : Chris. Marker et la technique, L’HarŵattaŶ, Montréal/Paris, 2008, pp. 33-49. pour lui l‟image du bonheur, et aussi qu‟il avait essayé plusieurs fois de l‟associer à d‟autres images, mais ça n‟avait jamais marché. Il m‟écrivait : “il faudra que je la mette un jour toute seule au début d’un film avec une longue amorce noire” […]. » Or l‟auteur des lettres nous apprend, à la fin de Sans soleil, que ces images impossibles à monter, d‟un film encore à venir et que nous venons pourtant de voir, ont été prises sur la falaise proche de la ville de Heimaey, engloutie depuis par les cendres du volcan. Au plan cadrant les enfants, re-pris, succèdent alors d‟autres images : celles que Haroun Tazieff a tournées au même endroit, cinq ans plus tard. « J’ai regardé ces images, dit la voix, et c’était comme si toute l’année 65 venait de se recouvrir de cendres. » Le commentaire agit comme un post-scriptum. Or, c‟est bien aussi à un retour sur son geste d‟écriture que procèdent les dernières pages de Derrida : « Post-scriptum. Par chance j‟écrivis ces derniers mots au bord du Vésuve, tout près de Pompéi. […] Qui, me dis-je, […] qui mieux que Gradiva, la Gradiva de Jensen et de Freud, pourrait illustrer cette surenchère dans le mal d‟archive4 ? » Mais de quelle surenchère s‟agit-il ? Hanold, l‟archéologue de Jensen, veut, dit Derrida, « exhumer une impression », mieux, il traque l‟empreinte même, à l‟instant où l‟archive imprimée ne s‟est pas encore détachée de l‟impression première dans son origine singulière, irreproductible et archaïque. […] Une archive qui se confondrait en somme avec l‟archê, avec l‟origine dont elle n‟est pourtant que le type, le tupos, la lettre ou le caractère itérable. Une archive sans archive, là où, tout à coup indiscernable de l‟impression de son empreinte, le pas de Gradiva parle de lui-même ! […] Il rêve de faire revivre. Il rêve plutôt de revivre lui-même. Mais de revivre l‟autre. De revivre la pression ou l‟impression singulière que le pas de Gradiva, le pas lui- même, le pas de Gradiva elle-même, ce jour-là, cette fois, à cette date, en ce qu‟il eut d‟inimitable, a dû laisser dans la cendre. Il rêve ce lieu irremplaçable, la cendre même, où l‟empreinte singulière, comme une signature, se distingue à peine de l‟impression5. C‟est ce « secret » traqué à même la cendre ou, plutôt, ce lien secret de l‟archive et de la cendre qui me semble travailler en sourdine les premières images d‟ « archives » du film de Marker. Mais alors surgit une interrogation : qu‟est-ce qui se joue ou, mieux, se rejoue dans la reprise des images inscrites à l‟origine du film ? Ou encore : qu‟est-ce qui se (re)joue dans la réécriture derridienne de la réécriture freudienne du récit de Jensen ? Un début de réponse peut être trouvé dans le déplacement ou l‟espacement que Winnicott introduit dans le champ freudien de l‟étude Delay prête sa voix à la destinataire des lettres. Pour faciliter le repérage des niveaux d‟énonciation, j‟utilise les italiques pour la transcription du discours direct de « l‟auteur » des lettres. 4 Jacques Derrida, Mal d’archive, op. cit, p. 149. 5 Jacques Derrida, Mal d’archive, op. cit, p. 150-151. 3 André Habib et Viva Paci (dir.), L’Imprimerie du regard : Chris. Marker et la technique, L’HarŵattaŶ, Montréal/Paris, 2008, pp. 33-49. du fétichisme (dont la première mention, il faut le noter, apparaît précisément dans l‟étude de la Gradiva de Jensen6). Pour désigner les objets d‟attachement (objets et phénomènes « transitionnels ») qui appartiennent aux origines de l‟expérience et délimitent un espace « potentiel » de jeu7, Winnicott propose de parler d‟« illusion ». En effet, à l‟opposé de l‟hallucination fétichiste, ce que maintient « l‟illusion », c‟est une tension entre dedans et dehors. Or, me semble-t-il, c‟est bien cette tension que met en scène le prologue de Sans soleil. En effet, l‟image « inmontable » des trois enfants qui apparaît au début du film y est bien d‟ores et déjà « montée », c‟est-à-dire non seulement associée à d‟autres images, mais re-vue et re- prise8. Prise dans le jeu d‟annonce et de dénégation du commentaire off, elle est aussi prise entre d‟autres images de statut hétérogène. Suivie du plan d‟un porte-avions américain dont la cale avale lentement un avion de chasse, elle est surtout encadrée par deux amorces noires. La seconde irruption du noir est accompagnée d‟un ultime commentaire : « Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir. » Le prologue du film institue donc d‟emblée un battement — le bonheur ou le noir — conférant à l‟image une puissance fondée non sur ce qu‟elle montre, mais sur le fragile suspens d‟un intervalle entre son apparition et sa disparition. Le bonheur à voir non « dans » l‟image, mais dans la miraculeuse saisie d‟un instant voué à la perte. L‟image, ici, comme l‟archive derridienne, apparaît indissociable de la disparition du moment de son impression. Au fantasme d‟une image qui « retiendrait » le bonheur prisonnier de son empreinte « dans » la pellicule, Marker substitue une pulsation, un rythme, un espace où l‟image rejoue et se joue (de) sa prochaine disparition. Comme le remarque Didi-Huberman à propos du jeu de la bobine analysé par Freud9, « c‟est peut-être au moment même où elle se rend capable de disparaître rythmiquement, en tant qu‟objet visible, que la bobine devient une image visuelle. […] Elle subsistera comme reste meurtri du désir de l‟enfant10. » « Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir. » Le noir de l‟écran vide, le noir du fond sur lequel se détache, auquel doit s‟arracher l‟image, apparaît alors comme le lieu, par excellence, de l‟entre-deux, du recouvrement entre réflexivité et transitivité de la représentation, le lieu d‟une syncope fondamentale. Parce que, comme le dit Louis Marin11, non seulement il « ne représente rien », mais qu‟il « se présente […] comme rien », le noir devient la non-image même de ce « non-lieu » de la « différance originaire » des images. Le pari de Marker, c‟est que le cinéma 6 Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, trad. Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1986 [1907]. 7 Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1999 [1951]. 8 Sur la question des images « re-tournées » chez Marker, voir François Niney, « L‟éloignement des voix répare en quelque sorte uploads/Ingenierie_Lourd/ chris-marker-une-impression-freudienne-r.pdf

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