Histoire de l’art européen médiéval et moderne M. Roland RECHT, professeur COUR

Histoire de l’art européen médiéval et moderne M. Roland RECHT, professeur COURS Le gothique et la naissance de l’architecture moderne Après avoir proposé une définition générale de ce qu’on entend par architecture « gothique », le cours de cette année s’est donné pour objectif de montrer à la fois des phénomènes apparents et bien connus de discontinuité — le gothique régulièrement récusé par le classicisme au nom du bon goût — mais aussi de continuité — aucune époque n’est restée indifférente à cette architecture. Il faut même aller au-delà et rappeler que quelques caractères qui fondent ce qu’on a appelé le mouvement moderne en architecture, prolongent des traits spécifiques de l’architecture gothique. L’architecture doit être regardée comme le résultat formel d’un ensemble d’opérations complexes qui débutent dans l’esprit du maître d’ouvrage et se pour- suivent sur la planche à dessin de l’architecte, toutes ces phases impliquant une prise en compte de données économiques — du coût, du matériau, du travail — et esthétiques qui peuvent être plus ou moins saisies objectivement. L’objet final n’est cependant pas réductible exclusivement à la somme de ces données : même si nous disposions d’une documentation exhaustive relative à tous ces aspects de la production architecturale, nous ne serions pas pour autant en mesure de comprendre, à travers elles, la signification d’un monument important. S’interroger sur la signification des grandes entreprises architecturales des XIIe et XIIIe siècles, c’est considérer qu’elles se situent sur l’horizon technique, intel- lectuel et esthétique des hommes de ce temps, la perception visuelle faisant partie, comme l’a rappelé Lucien Febvre, de « l’outillage mental » d’une époque. Mais il convenait en premier lieu de revenir à ce terme de « goths » qui désigne des peuples barbares. Dès le VIIe siècle, un texte évoque l’église de Rouen dédiée à saint Ouen comme « ecclesia porro in qua sanctum corpus conditum est miro fertur opere constructa artificibus Gothis ab antiquissimo Hlotario Fran- ROLAND RECHT 924 corum rege ». Chez Alberti, il est question à propos d’une sculpture, de ses « mani...vecchize et gotiche » et pour son contemporain Lorenzo Valla, le terme désigne une écriture dérivée de l’écriture romaine — c’est alors un concept historique et stylistique opposé à la latinité. C’est aussi ce que signifie Rabelais en distinguant, dans Gargantua, écrire « gotticquement » et les caractères imprimés. Filarete oppose à son tour deux styles d’architecture historiques, l’an- tico et le moderno (= gothique) et évoque l’orfèvrerie « gothique » ; c’est Vasari qui associe pour la première fois l’architecture et les peuples barbares. La maniera tedesca est, selon lui, différente à la fois de l’antique et de la moderne mais il n’emploie par le terme « gothique ». C’est le jésuite Scribanius qui identifie clairement en 1610 le gothique au tedesco de Vasari : à propos de la Bourse d’Anvers, il parle d’« opere gotico ». Lors des premières séances, nous avons montré combien la grande diversité des phénomènes que recouvre l’architecture dite gothique ne favorise guère leur regroupement sous une même notion. En considérant le sens de structures exem- plaires comme celles des nefs de Saint-Denis et de la cathédrale de Troyes et en l’opposant à la valorisation de l’ornement dans les églises du gothique tardif, comme à Saint-Nicolas de Port, on comprend pourquoi les XVIIe et XVIIIe siècles ont toujours dissocié l’art de bâtir des « goths » et leur « mauvais goût » en matière d’ornement. Entre le premier gothique d’avant 1150 et les œuvres du XVe siècle, il n’y a guère de commune mesure. Tout comme il n’y a que peu de points communs entre une église dominicaine ou franciscaine et la cathédrale d’Amiens par exemple. Les monuments érigés en terres d’Empire, mise à part la cathédrale de Cologne, résolvent les problèmes d’espace et de structure ainsi que de volume extérieur s’intégrant dans le tissu urbain, d’une manière distincte des solutions adoptées dans le nord de la France. D’importants décalages chrono- logiques peuvent être constatés et dans l’Empire on peut dire que c’est seulement avec le XIVe siècle que l’on observe l’affirmation de principes novateurs. L’étude des typologies architecturales permet de plus en plus de dégager des modèles, parfois à l’échelle du diocèse, pour d’autres à l’échelle des familles monastiques, sans oublier pour autant les interférences qui peuvent exister entre ces deux domaines. Mais il ne faut pas négliger les données spécifiques à chaque chantier qui peuvent définir des orientations que l’histoire de l’art a trop souvent tendance à considérer comme formelles alors qu’elles sont profondément détermi- nées par des conditions locales. L’agrandissement de la cathédrale de Metz sous l’évêque Jacques de Lorraine (1239-60) accompagne l’intégration de la collégiale Notre-Dame-la-Ronde dans les travées occidentales de la nef et jusqu’en 1380 environ, une cloison séparera les deux espaces. On ne peut comprendre l’implan- tation des deux tours marquant, à l’extérieur, le début réel de la cathédrale, que dans ce contexte. Selon quelles caractéristiques peut-on définir l’architecture gothique ? Il s’agit d’un système constructif qui associe mode de couvrement — la croisée d’ogives — et contrebutement extérieur — les arcs-boutant dont Saint-Germain-des-Prés HISTOIRE DE L’ART EUROPÉEN MÉDIÉVAL ET MODERNE 925 pourrait présenter le premier exemple —, afin de substituer une structure — la travée-ossature — au mur porteur. Il s’agit aussi d’un ensemble de données formelles : tracé des arcs, profils des encadrements et des nervures, qui évoluent d’une façon rapide vers une complexité toujours plus grande. La cathédrale, le plus haut degré d’achèvement de cette architecture dite gothique, est un phéno- mène urbain, tout comme les fondations des ordres mendiants. Il est légitime d’insister sur cette définition structurelle car elle assigne au gothique une place déterminante dans la formation progressive, en Occident, d’une architecture qui n’est plus le simple dérivé de l’antique ou de la paléochré- tienne. La définition de la travée comme unité spatiale et structurelle dont l’archi- tecture du bas Moyen A ˆ ge a fait un usage remarquable, ne repose pas seulement sur une solution de couvrement aussi rationnelle et simple que la croisée d’ogives : en même temps, elle implique la résorption du mur. Or, ce phénomène prend naissance déjà au cours du XIe siècle dans l’architecture de l’Empire — la cathédrale de Spire — sans que celle-ci n’en tire pour autant les conséquences structurelles qui s’imposaient. La conception de Spire II offre aussi l’illustration très éloquente d’un principe de différenciation selon lequel les éléments porteurs de la voûte bénéficient d’un traitement particulier conformément à leur fonction portante. Le chœur de Noyon reprendra ce principe en l’affinant — les tailloirs des ogives sont orientés selon la direction des ogives. Accentuation du principe de différenciation et définition de l’unité spatiale « travée » vont de pair. Quant à la modénature, elle accompagne ces développements non pas comme le ferait un ornement, mais comme l’expression d’un besoin accru de visualité. Comme l’a analysé avec une grande pertinence Viollet-le-Duc, il y a une logique interne aux profils, les scansions rythmiques qui font alterner formes convexes et concaves étant à la fois solidaires de la fonction des arcs profilés tout en libérant, dans cette architecture, un dialogue intense entre l’ombre et la lumière. La linéarité des grandes élévations du XIIIe siècle dans le nord de la France, leur lisibilité mais aussi leur poétique particulière reposent, pour une très large part, sur cette accentuation des effets visuels à travers la subtilité croissante des profils. Afin de saisir pleinement la nouveauté de cette architecture, il a fallu évoquer l’organisation et la composition des chantiers. Le rôle des différents métiers qu’il regroupe mais aussi l’administration financière du chantier, mieux connue depuis une trentaine d’années. A ` la tête des chantiers de Ratisbonne (Regensburg) et de Strasbourg, on trouve des clercs et des administrateurs laïcs. Mais tandis que dans le premier cas on observe, entre la seconde moitié du XIIIe siècle et le début du XVe, un désengagement de la part de la bourgeoisie et de l’évêque au profit des chanoines en ce qui concerne le financement des travaux de la cathé- drale, dans le cas de Strasbourg la municipalité ne cesse durant cette même période d’apporter sa contribution financière et son organisation administrative à la poursuite du chantier. A ` Cologne, l’évêque n’apparaît pas dans les sources en tant que maître d’ouvrage : ce sont, comme souvent, les chanoines qui tiennent ROLAND RECHT 926 cette place. Quant au chantier de Narbonne, il est assez caractéristique de la situation nouvelle faite aux artisans-artistes et permet de comprendre la mutation profonde que connaît l’architecture qui, faut-il le souligner, passe avant tous les autres arts du statut de pratique artisanale à celui de pratique artistique. A ` la tête du chantier de Narbonne se trouvent des clercs, gestionnaires financiers et responsables du personnel. La responsabilité des travaux incombe au maître de la fabrique, pendant que le maître (d’œuvre) principal a la charge du projet : nous connaissons Jacques de Fauran, maître d’œuvre de 1310 à 1346/48, qui travaille à la fois à Narbonne, à Gérone et à Perpignan. Cette situation n’a alors rien uploads/Ingenierie_Lourd/ histoire-de-l-art3.pdf

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