Écrire, lire, chanter dans l’Europe médiévale Jean-Claude Schmitt (EHESS) Je so
Écrire, lire, chanter dans l’Europe médiévale Jean-Claude Schmitt (EHESS) Je souhaite dans cet article opposer notre rapport moderne à l’écriture et celui des litterati de l’Europe médiévale aux XI e-XIII e siècles. Cette opposition est d’abord sociale et démographique: à la petite minorité des clercs médiévaux écrivant et parlant le latin, - langue qui pendant longtemps fut la seule digne d’accéder à l’écriture - s’oppose évidemment de nos jours la diffusion dans toutes les couches de la société d’une écriture vernaculaire, scolaire et pour ainsi dire démocratique. Mais ce n’est pas tant à ce niveau sociologique que je me situerai qu’à celui des pratiques lettrées. Celles-ci, au Moyen Âge, étaient caractérisées à la fois par leur physicalité - leur contenu matériel et leur nature d’activité corporelle - et par la continuité entre tous leurs traits: la forme de l’écriture et de la lecture, la sonorité de la voix comme relai nécessaire de la lettre, le lien indissociable entre le sens des mots et les sons qui leur correspondent, tout à l’opposé de ce qu’on constate aujourd’hui: l’abstraction de l’écriture par rapport au corps de celui qui écrit ou lit et la discontinuité entre la forme et le sens des écritures modernes. 100 유럽사회문화 제11호 Mais en même temps, je montrerai que les caractères modernes de l’écriture et de la lecture commencent d’apparaître dès le Moyen Âge, à la faveur d’une évolution longue et progressive, qui s’est accélérée ensuite avec l’invention de l’imprimerie pour se poursuivre à l’âge des ordinateurs. Pendant longtemps, le geste du scribe antique ou médiéval se prolongeait dans la forme de la lettre qu’il traçait. Cette continuité entre le geste et la lettre s’est perdue avec l’invention de l’imprimerie et plus encore aujourd’hui, quand nous frappons sur un clavier: ce n’est pas le mouvement du doigt qui forme la lettre, mais l’impulsion électrique que le doigt déclenche en frappant une touche. De plus, pour un lecteur médiéval, le son des lettres et des mots lus à haute voix était inséparable de leur sens, alors que pour nous le sens du texte n’est pas contenu dans le son des mots, il s’affiche dans la forme muette des caractères que nous déchiffrons sur la page. Nous opposons l’écrit et l’oral, alors qu’au Moyen Âge l’oral habitait l’écrit et l’animait 1). Enfin, nous établissons - et cela jusque dans la performance de la lecture - une nette distinction entre dire et chanter, alors qu’au Moyen Âge existaient toutes sortes de marmottement, de psalmodie, de cantillation et autres cantilenae intermédiaires qui appartenaient à l’une comme à l’autre. 1. Écrire Écrire et lire sont au Moyen Âge des gestes qui s’apparentent étymologiquement aux gestes du travail des laboureurs et des moissonneurs: le calame ou le stylet se nomme vomer, ce qui signifie aussi le soc de la charrue; couvrir une page d’écriture, c’est en quelque sorte tracer des sillons dans un 1) Tim INGOLD, Lines. A brief history (2007), traduction française, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones sensibles, 2011. Écrire, lire, chanter dans l’Europe médiévaleㆍJean-Claude Schmitt 101 champ où le sens va éclore à travers les mots, à l’instar de la maturation des blés. Lire, legere, c’est « cueillir » les lettres et les « lier » ensemble comme une gerbe. On ne peut réduire les lettres, les mots, les textes à leur seul contenu sémantique: ils sont le produit d’activités dont il faut restituer la dimension corporelle 2). Importent tout autant la matérialité de la lettre et du support de parchemin ou de papier, le tracé de la main du scribe, le mouvement des yeux du lecteur et de ses lèvres, l’intensité des sons qui sortent de sa bouche. La lettre tracée sur le parchemin a une existence propre, un ductus qui lui donne forme, une manière de se lier aux autres lettres dans des mots et des phrases, une sonorité qui la fait naître dans une langue donnée. Songeons que pendant des siècles, les caractères latins étaient intrinsèquement liés à la seule langue latine, sans que se puisse même concevoir leur capacité à transcrire les langues « barbares », puisque ce mot seul, qui évoque un balbutiement insignifiant, déniait l’idée de culture lettrée, de literacy. C’est au IX e siècle que les caractères latins commencent à être utilisés pour écrire d’autres langues, qui accèdent ainsi au statut et à la dignité de langues de communication lettrée. Cette histoire se poursuit sous nos yeux, puisque c’est en caractères latins que s’écrivent des langues aussi diverses et éloignées du latin que le hongrois ou le vietnamien. Dans la seconde moitié du IX e siècle, le roi anglo-saxon Alfred le Grand († 899) a fait traduire dans sa langue, mais en caractères latins, les Dialogues de Grégoire le Grand, l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède le Vénérable, la Consolation de la philosophie de Boèce, et il a fait écrire la Chronique saxonne qui relate son règne. Pour la première fois de 2) Parmi les nombreuses études consacrées à ce thème, voir récemment: Mark CHINCA and Christopher YOUNG (eds.), Orality and Literacy in the Middle Ages. Essays on a Conjunction and Its Consequences in Honour of D. H. Green, Turnhout, Brepols, 2005 (Utrecht Studies in Medieval Literacy). 102 유럽사회문화 제11호 manière aussi nette, on prend conscience que la langue latine et l’écriture latine sont deux réalités distinctes. C’est le constat que fait aussi Nithard dans son Histoire des fils de Louis le Pieux en transcrivant les Serments de Strasbourg (842) en langue romane et en langue tudesque, mais dans les mêmes caractères latins que le reste de sa chronique latine 3): trois langues différentes se trouvent ainsi apparentées par la vertu d’une écriture unique. Une telle évolution a eu des conséquences importantes pour la conception de l’écriture latine: aux mêmes signes graphiques ne correspondaient plus les mêmes sonorités ni surtout les mêmes significations. Le sens et la lettre ont commencé à se disjoindre, le caractère abstrait de l’écriture s’en est trouvé renforcé. Les formes de l’écriture manuelle médiévale sont innombrables et elles concernent de très nombreux supports: les inscriptions funéraires, les tituli des peintures murales, les tablettes de cire, les formules propitiatoires gravées sur toutes sorte d’objets de bois ou d’os, ou même fondues dans le bronze des cloches et surtout les parchemins (de peau de porc, de mouton, de veau) aux multiples formes et usages: codices monastiques ou peciae universitaires, rouleaux comptables, diplômes royaux, chartes ou cartulaires seigneuriaux. Le plus prestigieux de ces supports est le livre (codex), qui est l’une des plus grandes inventions de la fin de l’Antiquité et qui a marqué de son empreinte toute la civilisation médiévale et occidentale jusqu’à aujourd’hui. Il a succédé au rouleau (volumen) caractéristique de l’Antiquité classique et qui ne subsiste au Moyen Âge que dans des cas exceptionnels (tels les rolls de 3) Christine RUBY, « Les premiers témoins du français », in Jean GLÉNISSON (dir.), Le Livre au Moyen Âge. Préface de Louis Holtz, Paris, Presses du CNRS, 1988, pp. 134-135. Robert-Léon WAGNER (éd.), Textes d’étude (Ancien et Moyen Français), renouvelée par Olivier Collet. Préface de Bernard Cerquiligni, Genève, Droz, 1995 (Textes littéraires français, 6), pp. 5-11. Écrire, lire, chanter dans l’Europe médiévaleㆍJean-Claude Schmitt 103 l’administration royale anglaise ou les rouleaux d’Exultet utilisés dans la liturgie bénéventine). Par sa structure même, le codex impose à celui qui le consulte, le contemple et au besoin le déchiffre, le rythme particulier des feuillets qui se tournent l’un après l’autre. Il n’est pas besoin de le dérouler et de l’enrouler tout entier à chaque fois comme le volumen: on peut sauter des pages, aller droit au but, refermer le livre et le rouvrir aisément au gré de sa lecture et d’une consultation discontinue: autant de potentialités du livre qui vont connaître un exceptionnel essor à partir des XII e-XIII e siècles. L’importance de l’introduction du codex dans la culture occidentale n’est pas moindre que celle de l’invention de l’imprimerie à la fin du Moyen Âge et de l’écriture numérique de nos jours. « Il faudra vingt siècles pour qu’on se rende compte que l’importance primordiale du codex pour notre civilisation a été de permettre la lecture sélective et non pas continue, contribuant ainsi à l’élaboration de structures mentales où le texte écrit est dissocié de la parole et de son rythme », écrit une spécialiste du livre médiéval 4). Le codex a encouragé cette dissociation. Mais au Moyen Âge, elle n’est pas réalisée encore. Dans l’Antiquité et dans les premiers siècles de l’ère chrétienne prévaut la scripta continua. Paul Saenger a montré comment la séparation des mots et l’introduction entre eux de toute une gamme de signes de ponctuation et de liaison, furent une innovation des scribes celtiques des îles britanniques des VII e et VIII e siècles, qui s’est ensuite progressivement diffusée sur le continent, du Nord-Ouest vers le Sud 5). Cependant, d’autres phénomènes interfèrent avec la séparation des mots. Dans les textes français de la fin du Moyen Âge, la séparation des mots est fréquemment contrecarrée par des regroupements 4) Colette SIRAT, uploads/Litterature/ 04-20131225.pdf
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- Publié le Apv 12, 2021
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