L'HOMME ET LE MONDE PAR MOSHE FELDENKRAIS PARU DANS SOMA TICS, 1979 C omposé d’

L'HOMME ET LE MONDE PAR MOSHE FELDENKRAIS PARU DANS SOMA TICS, 1979 C omposé d’un nombre astro- nomique de cellules, le sys- tème nerveux humain est apte à vivre et à fonctionner dans une grande variété de mondes physiques. Ainsi que l’expérience de tant d’astronautes nous l’a montré, notre système nerveux peut supporter l’absence de gravitation et la quasi- absence de stimulation à la fois audi- tive et visuelle. Pour maintenir leur conscience à son niveau normal, il suffisait que les astronautes lancent des activités au cours desquelles se produisaient des signaux en nombre adéquat et à intervalles rapprochés. Je pense que notre système nerveux fonctionnerait bien au sein de mille mondes différents. Il se dévelop- perait et s’adapterait, ou mieux encore apprendrait à agir et à répondre à toutes les situations dans lesquelles la vie peut exister. Du fait qu’il recherche l’ordre et l’unifor- mité, notre système nerveux peut, par exemple, être «branché» de façon à se débrouiller aisément avec n’im- porte laquelle des trois mille langues et autant de dialectes qui existent sur la terre. Le cosmos (qui en grec signifie «ordre») n’est pas très prévisible si ce n’est quelques aspects tels que le jour et la nuit, les phases de la lune et les saisons. Je ne suis même pas sûr que les systèmes nerveux moins élaborés sont conscients de ces phénomènes ordonnés. Cela dit, le hasard est de règle. La chute des météorites se fait dans le désordre total. Personne ne peut prédire quel atome se désintégrera à un instant donné dans une quelconque sub- stance radioactive. La chute d’une seule goutte d’eau à un endroit précis et à un instant précis est totalement imprévisible. Il en va de même avec les séismes, les vents, les typhons, les soleils et les galaxies, et à l’échelle microscopique avec les solides, les gaz et les liquides. Parmi tous les phénomènes que nous pouvons choisir pour les étudier, il y en a peu qui soient prévisibles, ordonnés, stables et invariables. Dans la plupart des cas, il y a trop de paramètres en jeu pour en détecter la cause et l’effet, autrement dit l’ordre au sein de ces phénomènes. Mais les structures nerveuses recherchent l’ordre et le trouveront là où il se trouve et peut être affirmé. Il n’y a que les systèmes nerveux, composés d’autant d’éléments qu’il y a chez la plupart des organismes vivants, qui ont besoin de cohérence et de continuité de l’environnement. Pour se former soi-même, trouver un compagnon, vivre dans un troupeau, une bande ou une société, il est essentiel d’avoir une organisation répétitive pour pouvoir apprendre à affronter le monde. Quant aux formes de vie plus complexes - les singes qui sautent d’une branche à l’autre sur une distance de dix mètres ou les êtres humains qui jouent du violon ou au tennis - elles doivent constituer des ensembles d’inva- riables qui leur permettent d’appren- dre en grandissant. C’est une sorte d’apprentissage qui est totalement distinct de l’apprentissage intellectuel. À la naissance, toutes les créatures vivantes sont plus petites et plus faibles que leurs parents adultes, certaines pendant peu de temps et d’autres plus longtemps. Les organismes faibles ont besoin d’un monde cohérent et constant afin de se transformer en adultes forts. On le sait, un organisme est en lui-même tout un microcosme, qui a besoin à son tour d’un monde extérieur cohérent pour que le monde intérieur comporte l’homéostasie, l’ordre et l’invariance – une condition qui doit être maintenue s’il faut que ce monde existe un temps. En bref, un système nerveux vivant introduit de l’ordre parmi les stimulants aléatoires et constamment changeants qui lui parviennent à travers les sens. En outre, l’orga- nisme vivant lui-même change sans cesse et le système nerveux doit apporter de l’ordre à la fois au monde mobile en évolution et à sa propre mobilité pour trouver un sens à ce tourbillon incessant. Chose surprenante, le moyen le plus efficace pour accomplir cette tâche herculéenne, c’est le mouvement Le mouvement de l’organisme vivant est essentiel pour la création d’événements invariables dans l’environnement variable et mobile, et dans l’organisme lui-même qui est constamment en mouvement. Même si nous observons la matière inerte, nos sens perçoivent quand même des impressions de mouvement dès lors qu’un organisme vivant n’est jamais entièrement immobile jusqu’à sa mort. Le professeur Heinz von Foerster, du “Biological Computer Laboratory ”, un cybernéticien qui nourrit des idées semblables, a noté que le mathémati- cien français Henri Poincaré écrivit en 1887 que la vision à trois dimen- sions est possible, non seulement parce que nous avons deux yeux, mais également par le mouvement de la tête qui les porte. Les mouvements de la tête requièrent l’ajustement des yeux, et les images tridimension- nelles ne seraient pas perçues avec des yeux qui resteraient immobiles dans l’espace. Von Foerster raconte aussi l’histoire d’un moniteur de ski suisse, Kohler, qui persuada quelques-uns de ses élèves de participer à une expérience fascinante. Il voulait savoir ce qui se passerait si le cerveau percevait le monde extérieur tel qu’il se présente à la surface de la rétine et non pas tel qu’il est. Comme chacun le sait, la lentille oculaire, tout comme n’im- porte quelle autre lentille, inverse l’image sur la rétine. Ainsi l’image d’une personne debout devant soi renvoie la tête en bas de la rétine et les pieds en haut. M. Kohler donna à tous les participants une paire de lunettes qui renversait l’image sur la rétine. Comme on pouvait s’y at- tendre, les premières heures furent très difficiles; personne ne pouvait se déplacer librement ou faire le moindre geste sans bouger très lentement et sans essayer de deviner et de comprendre ce qu’il voyait. Puis quelque chose d’inattendu se produisit : toutes les parties de leur corps et ce qui les entourait qu’ils pouvaient toucher commença à paraître comme auparavant, mais tout ce qu’ils ne pouvaient pas toucher continuait d’être inversé. Peu à peu, en tâtonnant et en touchant les objets pendant qu’ils se déplaçaient pour subvenir à leurs besoins, les objets plus éloignés commencèrent à paraître normaux aux participants. Au bout de quelques semaines de l’expérience, tout semblait être dans le bon sens, et les participants pouvaient tout faire sans effort spécial. A un moment donné la neige s’est mise à tomber. M. Kohler regar- da par la fenêtre et vit les flocons s’élever de la terre vers le ciel. Il sortit, étendit les mains la paume vers le haut, et sentit la neige tomber sur ses mains. Après seulement quelques instants de cette sensation, il commença à voir la neige qui tombait vers le bas au lieu de monter. Il y eut d’autres expériences avec les lunettes inversées. L’une d’elles aux États-Unis concernait deux person- nes, une assise dans un fauteuil roulant et l’autre la poussant, toutes les deux portant ces lunettes spé- ciales. La personne qui se déplaçait en poussant le fauteuil roulant se mit à voir normalement et, au bout de quelques heures, elle pouvait trouver son chemin sans tâtonner, tandis que l’autre personne assise continuait de voir tout à l’envers. Ainsi, depuis la naissance jusqu’à la mort, on a un circuit fermé de quatre éléments : le squelette, les muscles, le système nerveux et l’environnement. Est-ce qu’un nouveau-né voit à l’endroit dès le premier jour? Ou bien doit-il bouger et toucher les objets avant de pouvoir interpréter et donner un sens aux impressions qu’il reçoit? Personnellement, je soupçonne que le mouvement joue un rôle essentiel dans la constitution de notre monde objectif. Et si ma suspicion n’est pas erronée, le mouvement est peut être nécessaire à tous les êtres vivants pour créer leur monde extérieur ordonné et objectif et peut-être même leur image interne du monde aussi. Une chose est certaine: nous ne sommes pas seulement l’actuali- sation du programme du code géné- tique qui nous est donné. On sait que la réalisation de ce programme ne se fait jamais sans la croissance de l’organisme qui porte ce code géné- tique. De plus, la naissance et la croissance ne se produisent jamais sans l’existence d’au moins un observateur ou témoin – celui qui donne naissance au nouvel organi- sme. En outre, aucun être vivant n’existe en dehors d’un champ gravitationnel. Bref, un programme génétique est intégré à un corps qui se développe à partir de deux cellules pour former un certain nombre de cellules dans un environnement qui se situe inévitablement à l’intérieur d’un champ gravitationnel où les témoins ne manquent jamais. Aucun de ces éléments – le code génétique, les témoins, le champ gravitationnel – ne peuvent à eux seuls créer un être vivant capable de grandir et de devenir adulte. Cela est tout à fait inconcevable. Tous les mammifères possèdent un squelette, des muscles et un système nerveux, et ils sont issus de parents, et la terre exerce sur chacun d’eux la même force gravitationnelle qui n’est jamais ni interrompue ni filtrée. En tant que mammifère, l’Homme n’échappe pas à ce destin. Cependant, il y a de grandes diffé- rences. Le squelette humain uploads/Litterature/ 04-mf-homme-mond.pdf

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