PETER SLOTERDIJK La Domestication A de PEtre Pour un éclaircissement de la clai

PETER SLOTERDIJK La Domestication A de PEtre Pour un éclaircissement de la clairière Traduction de l'allemand par Olivier Mannoni Couverture de Olivier Fontvieille ÉDITIONS MILLE ET UNE NUITS PETER SLOTERDIJK n° 296 Texte intégraI Tit.re original : Die Do71UtStikation des Seins FÜ,T eine Verdeutlichung der Lichtung INÉDIT Une première version de ce texte a été lue par Peter Sloterdijk dans le cadre du symposium « cloner (Yf not cloner» qui s'est tenu au centre George!;-Pompidou du 28 au 30 mars 2000. Notre adresse Internet: ww.1001nuits.com 4» Mille et une nuits, département de la Librairie Arthème Fayard, septembre 2000 pour la présente édition. ISBN: 2-84205-503-9 Sommaire Peter Sloterdijk La Domestication de l'Être page 5 Notes page 101 Présentation de l'auteur page 110 Repères bibliographiques page 111 PETER SLOTERDIJK " La Domestication de PEtre La Domestication de l'Être 1 LEs GRANDFS CIRCONSTANCES Mesdames et Messieurs, La meilleure manière de comprendre les réflexions qui suivent sera de les interpréter comme une variation sur la phrase de Heidegger: « L'entendement vulgaire ne voit pas le monde à force d'étant » 1 - une phrase qui, dans son laconisme, n'exprime pas seulement la fameuse et difficilement compréhensible « différence ontologique » mais rappelle aussi la guerre civile qui ne s'est jamais apaisée, depuis l'époque de Platon, entre la philosophie et la pensée ordinaire. Ces deux strates sémantiques dans la phrase de Heidegger ne sont mani­ festement pas dissociables; car si la réflexion philoso­ phique n'est possible que dans l'opposition avec l'usage vulgaire de la raison, elle est, par sa nature même, for­ cée de renoncer au traitement de l'étant isolé et de concevoir le monde comme un tout dans son être­ monde. La tournure philosophique de l'intellect ne serait donc pas seulement liée à ce que l'on nomme, 7 PETER SLOTERDljK d'après Husserl, le « retrait » ou l'epoché, le fait de prendre des vacances logiques à l'égard des routines dans le maniement des choses, des faits et des idées; elle supposerait plutôt qu'on ouvre totalement les yeux, par avance, vers l'étant dans sa globalité. Un tel regard glo­ bal extatique dans cette circonstance universelle qui s'appelle le monde ne peut s'apprendre selon les règles discursives, et ne peut s'ancrer dans les situations acadé­ miques. Par sa nature, il relève plutôt du domaine des humeurs * que de celui des propos; il est donc moins transmis par l'enseignement que par le changement d'humeur. Le moment philosophique serait ainsi, au même titre que le moment musical, un bouleversement causé par une situation globale qui entoure de toutes parts celui qu'elle touche. En lui, même l'activité la plus intense est livrée à quelque chose qui l'enveloppe. Il est le situationnisme comme" expérience. De ce point de vue, la pensée qui se confronte à la leçon heideggerienne a certes elle aussi les caractéris­ tiques d'une étude; mais elle est plus encore une école de l'extase, dans laquelle serait accom·pli le passage menant de l ' activité vulgaire de la raison à l ' état d'exception philosophique. Le scolaire n'est pas vérita­ blement compatible avec l'extatique: c'est l'un des traits de l'enseignement que savait dispenser Heidegger, le plus déconcertant des professeurs de sa discipline. Ce n'est pas un hasard si, dans sa première période, lorsqu'il pratiquait explicitement l'introduction à la phi- * Le terme « humain» a été choisi ici et dans la suite du texte pour rendre l'allemand« Stimmung» (N. d. T.). LA DOMESTICATION DE L'ÊTRE losophie comme une initiation, il a invoqué la peur et l'ennui: la première parce qu'elle ôte, par la perte du monde, sa vulgarité au su jet ordinaire, la deuxième parce qu'elle atteint un résultat similaire par la perte de soi, et toutes deux ensemble parce qu'elles font déraper l'existence quotidienne et l'incitent à méditer sur le côté monstrueux de la situation fondamentale, l'être-dans­ le-monde en tant que tel. C'est la raison pour laquelle le chemin de la pensée, au sens fort du terme, passe uni­ quement par ce que la tradition religieuse nomme la crainte et le tremblement, ou ce que le langage poli­ tique du xxe siècle appelle l'état d'exception, La philo­ sophie, conçue comme une méditation de l ' é tat d'exception, est dans sa conséquence ultime une dimen­ sion antiscolaire, Car l'école incarne l'intérêt pour les états normaux ; elle a même, et justement, une orienta­ tion antiphilosophique lorsqu'elle pratique la philoso­ phie comme discipline. Dans son é tat scolaire , la philosophie doit donner l'illusion d'une normalité qu'elle ne peut revêtir dans la mesure où on la conçoit dans son acception ambitieuse. Elle n'est cependant pas seulement une école de l'extase, au sens existentiel du terme: elle la met en œuvre aussi et surtout dans la mesure où elle réussit la sortie tou jours et de nouveau nécessaire de l'état scolaire qu'elle vient d'atteindre, Heidegger a pu dire, àjuste titre, que la philosophie pla­ tonicienne s'était dé jà proposée d'organiser l'oubli de l ' ê tre d ' un point de vue technique e t scolastique lorsqu'elle a commencé à établir une première routine théorique. En devenant la première école philoso- 9 PETER SLOTERDI]K phique, elle a sauté dans la philosophie et l'a trahie dans le même mouvement, dans la mesure où elle a donné, sous l'intitulé de quête de la « vérité" et de la sagesse, une version doctrinale, institutionnelle et apaisée au lien extatique de l ' homme avec l ' ouverture du monde comme tout. Je ne voudrais pas m'attarder plus longtemps ici sur l'intention qu'a Heidegger de voir dé jà en œuvre dans la naissance platonicienne de la philosophie un élément de « délire maniaque ,,2. Il suffit, pour le but que nous nous sommes fixé, de rappeler que Heidegger a radica­ lisé le topos remontant à Platon et à Aristote, selon lequel l'origine de la philosophie réside dans l'étonnement - thaumazein - d'une manière symptomatique de la méta­ morphose de la pensée philosophique au cours des pre­ mières décennies du xxe siècle. On pourrait dire que Heidegger modernise l'étonnement en l'orientant dans la direction de l'étrangeté ou de l'effroi, et pose ainsi la philosophie, comme tout, sur un nouvel afect logique. Il la fait sortir de l'étonnement rationnel portant sur le « comment" ou sur le « d'où ", qui passe traditionnelle­ ment pour le frère de la curiosité et que l ' on croit capable de produire l'étincelle initiale menant à la recherche des fondements des phénomènes étonnants ; Heidegger insiste au contraire sur un étonnement a­ rationnel portant sur le « que », lequel s'enflamme face à la donnée qu'est le monde. Cet étonnement se penche, au-delà même de la question des fondements, au-dessus de l'abîme de ce « miracle de tous les miracles" qui fait que l'étant est. 10 LA DOMESTICATION DE L'ÊTRE Pour l'historien des idées, il va de soi que cette inten­ sification ontologique de l'étonnement n'est pas sans lien avec les bouleversements catastrophiques des débuts de l'ère des guerres mondiales et de la percée simulta­ née vers les révisions scientifiques et esthétiques de l'image du monde, telles qu'elles se produisent dans les temps modernes. Si l'étonnement du xxe siècle porte surtout les couleurs de l'étrangeté et de l'effroi, c'est parce que les bouleversements de l'époque se sont pro­ longés jusqu'au cœur du discours philosophique. Les détonations des batailles de la Marne et de Verdun conti­ nuent à résonner dans les réflexions de la phénoméno­ logie de Marbourg et de Fribourg, les cris sortis des caves de torture de la Gestapo pénètrent jusqu'au cœur des concepts de l'existentialisme parisien ; l'atrocité des poli­ tiques d'extermination en Allemagne, en Russie et en Asie poussent certains penseurs, après 1945, à se deman­ der comment la pensée de l'Être, face à l'autre, menacé de disparition, peut être acheminée vers une pensée de la responsabilité. C ' est à Jean-Paul Sartre que nous devons le mot le plus clair sur le terrassement de la pen­ sée contemporaine par la terreur des situations. Dans son essai Qu'est-ce que la littérature, en 1947, Sartre parle au nom de toute une génération d'écrivains qui tra­ vaillèrent sous « l ' e nsorcellement » de la terreur, lorsqu'il constate: « Ce n 'est ni notre faute ni notre mérite si nous avons vécu en un temps où la torture était un fait quotidien. C'est dans l'écho de cette proche ter­ reur qu'est née, pour la génération d'intellectuels issue de la Résistance, la mission de « créer une littérature des 11 PETER SLOTERDI]K grandes circonstances ,,3. Cette fonnule éclaire un trait fondamental de la pensée du xxe siècle. Elle n'interprète pas seulement l'horizon dans lequel la différence de genre entre la philosophie et la littérature devait forcé­ ment s'accomplir. Elle motive aussi la rupture des nou­ veaux auteurs avec l'esprit de conciliation dans lequel avait baigné la culture bourgeoise. Les auteurs expres­ sionnistes de 1920 et existentialistes de 1945 observent avec un mépris sans pareil cette littérature des situa­ tions moyennes " dans laquelle se manifeste la nature de l'existence bourgeoise. Ce mépris va aussi aux formes uploads/Litterature/ sloterdijk-la-domestication-de-l-x27-etre.pdf

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