Séminaire Littérature et Emotion M1 Georges Perec Gwendoline Honig La figure du
Séminaire Littérature et Emotion M1 Georges Perec Gwendoline Honig La figure du puzzle dans La Vie Mode d’emploi de Georges Perec * « Une fois de plus, les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert » W ou le souvenir d’enfance, Perec, cité par Bernard Magné « Nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. Au nom de l’achevé, nous voulons croire qu’un ordre unique existe qui nous permettrait d’accéder d’emblée au savoir ; au nom de l’insaisissable, nous voulons penser que l’ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard. Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destinés à dissimuler l’usure des livres et des systèmes ». Penser/Classer, Perec L’aspect ludique des œuvres de Perec n’est plus à démontrer. Si bien souvent, l’utilisation du jeu peut paraître proche de l’exercice de style et fait sourire, elle cache néanmoins des significations plus profondes, dont font état nos citations mises en exergue : le jeu est le lieu où s’établit la règle, l’ordre, et où il est – ou non – respecté. D’emblée, un roman tel que La Vie mode d’emploi – roman qui raconte, dans une minute étirée de manière démesurée, la vie des habitants d’un même immeuble - paraît, par le foisonnement de ses personnages (plus de 1000 !), de ses intrigues et même de ses descriptions semblables à des listes, nous évoque plus spontanément le bouillonnement désordonné de Rabelais et de son Gargantua plutôt que l’alexandrin bien réglé de Ronsard. Pourtant, lorsque l’on s’y intéresse de près, on constate que le roman est construit sur un réseau de règles complexe, dont rend compte la métaphore du puzzle qui figure dans le Préambule. Quels horizons du texte , au-delà même de celui de la construction et de l’emboîtement, la métaphore du puzzle permet-elle de déployer ? 1 Séminaire Littérature et Emotion M1 Georges Perec Gwendoline Honig Pour voir cela, nous nous intéresserons tout d’abord à voir comment le texte est « mis en pièces » selon les mots de Bernard Magné, puis nous nous interrogerons sur les liens éventuels entre la métaphore du puzzle et la présence de l’image au sein du texte. Enfin, la métaphore du puzzle ne peut-elle pas être un piège de l’auteur tendu au lecteur ? I – Un texte « pièce par pièce » (Bernard Magné, Perecollages 1981- 1988 ) 1- Présence(s) de la figure du puzzle D’emblée, le texte s’ouvre, avec le préambule, avec la métaphore du puzzle. Notons par ailleurs que ce préambule est entièrement répété au chapitre XLIV, il précède le moment où Bartlebooth choisit Winckler comme son faiseur de puzzle. De fait, cette entrée en matière et répétition du motif du puzzle n’a pas échappé à la critique qui désignera fréquemment par la suite La Vie mode d’emploi comme un « roman-puzzle », en suivant d’ailleurs l’appelation de Perec lui-même qu’il utilise en décembre 1976 dans Tentative de description d’un programme de travail pour les années à venir : « 1. LA VIE MODE D’EMPLOI C’est le livre que je suis en train d’écrire ; il s’agit d’un roman- puzzle(…) » Le parallèle entre le texte et la métaphore du puzzle n’a donc rien de novateur. La première présence de la figure du puzzle est donc la métaphore du texte par excellence, un texte morcelé, fragmenté. Cette pluralité du texte se note en outre dans le sous-titre, « romans ». L’ajout du –s signale la profusion des histoires, qui sont inventoriées dans la liste du chapitre LI. Il est nécessaire d’ajouter ici l’importance de ce chapitre, le seul désigné par l’article défini : « le chapitre LI ». Ce chapitre permet de faire une sorte de catalogue des histoires venues et à venir, au milieu du texte, grâce au peintre Valène qui s’imagine en train de se peindre lui et « autour de lui », ce que résume l’ultime fiction énumérée et dernière ligne du chapitre : « 179 : le vieux peintre faisant tenir toute la maison dans sa toile ». Ajoutons à ceci une seconde présence du puzzle : au sein de la fiction, les trois personnages principaux, Bartlebooth, Winckler et Valène, sont liés par une histoire de puzzle. Bartlebooth apprend pendant 10 l’aquarelle grâce à Valène, puis part parcourir le monde pendant 20 et peint cinq cents ports différents, qu’il envoie ensuite à Winckler. Celui-ci les transforme en puzzles de 750 pièces chacun. Le projet de Bartlebooth est de reconstituer les puzzles pendant les 20 ans suivant, pour ensuite les détruire sur le lieu même où le tableau a été peint. Le motif du puzzle est donc présent non seulement dans la forme construite et plurielle du texte, mais également au sein de la narration elle-même, où il 2 Séminaire Littérature et Emotion M1 Georges Perec Gwendoline Honig constitue un thème, un objet-clé de la principale fiction. On peut par ailleurs relever, comme le fait avec détail Bernard Magné dans son recueil Perecollages 1981-1988, la présence de l’objet puzzle ou d’amateurs de puzzle à travers le texte, tel que l’énigmatique puzzle en bois offert à Madame Nochère au chapitre XCIV, ou encore la jeune fille amatrice de puzzle et d’aquarelles qui aide Bartlebooth devenu aveugle a finir ses puzzles. L’ultime présence du puzzle est celle énoncée par Perec dans un entretien avec la revue Jeux et stratégie : « La Vie mode d’emploi est partie de l’idée d’un puzzle. Le puzzle a donné naissance à un homme qui fabriquait des puzzles. Et le livre entier s’est constitué comme une maison dont les pièces s’agenceraient comme celles d’un puzzle ». La présence du puzzle, c’est aussi cette maison décrite « pièces par pièces », pour reprendre les mots de Bernard Magné dans son recueil Perecollages 1981-1988, dans l’article « le puzzle mode d’emploi ». Le texte rend visible, simultanément, à la même minute, des pièces différentes d’un immeuble, ce qui aide à la dé-composition du texte, à son morcellement. On peut dès lors s’interroger, face à cette triple présence du puzzle dans le tete : comment Perec réussit-il ce qu’il définit dans le préambule, à savoir, l’art du puzzle, l’opération d’assemblage des pièces : « ce n’est pas une somme d’éléments (..) mais un ensemble, c'est-à-dire une forme, une structure (…) seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens, considérée isolément une pièce du puzzle ne veut rien dire ». 2 - Jeu(x) de construction(s) La Vie mode d’emploi est composé à partir de plusieurs règles de productions complexes et strictes, que Perec dévoile dans l’article « quatre figures pour La Vie mode d’emploi » in L’Arc n°76, et de contraintes dont rend compte le Cahier des charges. Loin de prétendre à l’exhaustivité du relevé de ces combinaisons et de ces contraintes qui ont pour la plupart été étudiées très précisément par Bernard Magné, Alain Goulet ou encore Ewa Pawlikowska1, nous tenterons d’esquisser quelques pistes pour rendre compte de l’élaboration complexe, et même parfois mathématique de La Vie mode d’emploi. Osons rappeler le propos de Perec tiré de « Notes sur ce que je cherche », dans Penser/Classer : « presque aucun [de mes livres] ne se fait sans que j’aie recours à telle ou telle contrainte ou structure oulipienne […] ». De ces contraintes, le Cahier des charges en dévoile 42, toutes (ou presque2) inscrites dans chacun des chapitres. Les trois processus formels qui structurent La Vie mode d’emploi : « polygraphie du cavalier (adaptée, qui plus est, à un échiquier de 10 X 10), pseudo-quenine d’ordre 10, bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 »3. La polygraphie du cavalier des échecs, c’est-à-dire ce déplacement particulier, règle l’ordre des 99 chapitres du roman, et le bi-carré latin la distributions des 42 éléments obligatoires pour chaque chapitre. La pseudo-quenine, quant à elle, 1 Voir les divers articles parus dans les Cahiers Georges Perec 2 Voir au sujet des 42 – 1 contraintes, Bernard Magné, le passage intitulé Le manque dans « Puzzle Mode d’emploi » in Perecollages 1981-1988, ainsi que l’article « De l’écart à la trace : avatars de la contrainte » in Etudes Littéraires, vol. 23. 3 Espèces d’espaces, Georges Perec 3 Séminaire Littérature et Emotion M1 Georges Perec Gwendoline Honig régit la répartition des citations et des allusions littéraires et picturales par un jeu mathématique de permutation. Une fois établies les règles de déplacement dans l’espace choisi, Perec dresse la liste des éléments qui doivent y figurer et leur distribution. Ici, chaque chapitre, doit comporter 21 fois deux séries de dix éléments ; ces 42 mentions, allusions ou collages, peuvent être d’ordre très divers : des positions, des activités, des boissons, des nourritures, des petits meubles, des jeux, des jouets, des références à des livres et à des tableaux. Un système calculé de permutations fait que le même couple de contraintes ne peut se retrouver uploads/Litterature/ 1-la-figure-du-puzzle-dans-lvme.pdf
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- Publié le Jul 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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