127 MARGUERITE YOUCENAR EN ROUMANIE par Magda CIOPRAGA (Université “Al. I. Cuza
127 MARGUERITE YOUCENAR EN ROUMANIE par Magda CIOPRAGA (Université “Al. I. Cuza”, Iasi) Pour honorer l’une des activités de Marguerite Yourcenar, la traduction, il convient d’abord de parler des principales versions roumaines de ses textes, c’est-à-dire les livres, sans insister sur les textes brefs ou les fragments d’ouvrages massifs parus dans les périodiques littéraires. On observe alors tout de suite que, jusqu’ici, les traducteurs roumains ont préféré, en général, la prose de fiction (pas entièrement transposée cependant), la chronique de famille et les essais de l’écrivain. Rendre certaines unités lexicales (archaïsmes, ou termes dont la portée étymologique est capitale), surmonter les difficultés liées à la densité de la phrase yourcenarienne, plus d’une fois somptueusement développée, et aux subtilités intertextuelles – ces actions ont défini un parcours marqué de méandres et de volutes aussi fines que glissantes, suivi par des connaisseurs passionnés de leur travail, dont il convient d’évoquer les noms. Suivant l’ordre chronologique, les plus importants sont : Sanda Oprescu (Piatra filozofala, Bucuresti, Univers, 1971 [L’Œuvre au Noir 1968]), Mihai Gramatopol (Memoriile lui Hadrian, Bucuresti, Cartea româneasca 1983, nouvelle éd., Bucuresti, Humanitas, 1994 [Mémoires d’Hadrien,1951]), Angela Cismas ( auteur de la triple traduction de Labirintul lumii : Amintiri pioase, Arhive ale Nordului, Bucuresti, Univers, 1986 [Le Labyrinthe du monde : Souvenirs pieux,1974, Archives du Nord, 1977], Ce?Eternitatea, Bucuresti, Univers, 1993 [Quoi ? L’Éternité, 1988]), Petru Cretia (Nuvele orientale, Bucuresti, Humanitas, 1994 [Nouvelles orientales, 1938, 1978], Alexis sau Tratat despre lupta zadarnica, Bucuresti, Humanitas, 1994 [Alexis ou le Traité du vain combat, 1929]), Laurentiu Zolcas (Ca o apa care curge, Bucuresti, Babel, 1994, nouvelle éd., Iasi, Polirom, 2003 [Comme l’eau qui coule, 1982]), Petru Cretia (Creierul negru al lui Piranesi si alte eseuri, Bucuresti, Humanitas, 1996 [Sous bénéfice d’inventaire, 1962]), Emanoil Marcu (Obolul visului, Bucuresti, Humanitas, 2003 Magda Ciopraga 128 [Denier du rêve]. Dans cet espace, où chaque réalisation est digne d’attention, on peut noter, sans entrer dans les détails, deux phénomènes d’ensemble : le premier, d’ordre statistique – en apparence du moins – tient au fait que deux des cinq auteurs de transpositions sont principalement des spécialistes des langues classiques (Mihai Gramatopol et Petru Cretia) ; l’autre relève de la position spéciale occupée par le dernier traducteur, Petru Cretia, le seul à s’être penché sur plusieurs textes (si l’on met de côté Le Labyrinthe du monde, traduit entièrement, à deux reprises, par Angela Cismas) : pour ce qui est de Petru Cretia, le choix du premier récit publié par l’écrivain, Alexis, des Nouvelles orientales et de son premier recueil d’essais, semble avoir été gouverné par une intention de pénétrer les nuances aussi bien que de saisir l’essentiel de l’écriture yourcenarienne, c’est-à-dire ce qui ne change pas, ou qui le fait en profondeur, au rythme des lames de fond, plutôt lentes que rapidement visibles. Certes, il en résulte un travail de maître, aussi précieux que les traductions du grec et du latin du même Petru Cretia, dont ces versions sont peut-être moins éloignées qu’elles n’en ont l’air. Si le traducteur corrige, par exemple, Yourcenar une fois de manière explicite, affirmant que Tacite et Suétone n’on pas été les derniers grands historiens latins, comme elle l’a dit, une autre fois, il formule une explication plus vaste et plus fine concernant l’unité de l’essai critique sur Thomas Mann, paru dans Sous bénéfice d’inventaire, et de Mémoires d’Hadrien, se fondant sur la doctrine de Socrate. Du côté des interprétations critiques, il faut dire que, pour commencer, et de manière attendue, normale, ce furent les textes isolés qui retenaient davantage l’attention des commentaires étendus qui accompagnaient les traductions : cependant la postface de N. Balota à Piatra filozofala, la préface de Mihai Gramatopol à Memoriile lui Hadrian – les moins limitées aux textes en question –, la postface d’Angela Cismas à Labirintul lumii : Amintiri pioase, Arhive ale Nordului et l’étude de Petru Cretia qui précède Creierul negru al lui Piranesi si alte eseuri font toutes des incursions dans d’autres textes de la romancière. Plus tard, du contact avec les textes isolés, y compris avec les variantes originales, sont parus des articles indépendants, relatifs d’abord à la prose de fiction, mais aussi à la chronique de famille (Silvian Iosifescu, Anticonfesiuni, in Texte si Marguerite Yourcenar en Roumanie 129 întrebari, Buc., Cartea româneasca, 1979, Felicia Antip, Detasarea de sine (M. Yourcenar), in România literara, n° 4,1981), aux entretiens (Eugen Simion, M. Yourcenar : absenta notiunii de violenta, in Cronica, n° 5, 1982) ou – séparément – à la première biographie de l’écrivain (Rodica Baconsky, Biografice, in Tribuna, nr. 42, 1993). Parfois, un même observateur s’est occupé, à distance, de plusieurs livres, comme l’ont fait Silvian Iosifescu, Nicolae Manolescu et Mircea Muthu1. Aux perspectives ponctuelles de ce genre s’en ajoutent d’autres, plus vastes, dont celles de Cornelia Stefanescu, dans Revista de teorie si istorie literara n° 4, 1981, et de Radu Toma, dans le manuel collectif Création et devenir dans la littérature française du XXe siècle, Université de Bucarest, 19892. Ce sont là des études plus étendues, qui regardent tout un corpus de textes, la première – celle de Cornelia Stefanescu, analysant très attentivement « le style de la biographie » conçu par Marguerite Yourcenar dans le quasi oublié Pindare et dans les « présentations » de Virginia Woolf et de Constantin Cavafy, l’autre couvrant avec une pertinence remarquable l’ensemble de sa fiction. Parmi les recherches-rencontres, il faut noter le colloque organisé par le Centre d’études des Lettres belges de l’Université “Babes- Bolyai” de Cluj-Napoca (dont les communications ont été imprimées sous le titre Marguerite Yourcenar, retour aux sources. Actes du colloque international de Cluj-Napoca, éd. par Rodica Lascu-Pop et Rémy Poignault, Bucarest / Tours, Libra / SIEY, 1998, et qui, avant cela, a eu pour écho immédiat un numéro spécial de la revue Tribuna, 42, 1993). Enfin, plusieurs thèses de doctorat ont été présentées – à ma connaissance, trois – : à l’Université “Al. I. Cuza” de Iasi (Sorina Macareanu-Danaila), à l’Université de Bucarest (Magda Ciopraga)3, et à l’Université de Craïova (Valentina Falan). 1 V. aussi Ileana GHERASIM, Echinox, n° 8-9, 1981 (une brève introduction à l’œuvre yourcenarienne). 2 Radu TOMA, Création et devenir dans la littérature française du XXe siècle, coord. par Angela ION, Université de Bucarest, 1989, p. 561-562. V. aussi Cornelia STEFANESCU, op. cit. ; v. aussi Ileana GHERASIM, op. cit. 3 Parue sous le titre Marguerite Yourcenar, de la morale à l’écriture, Fides, Iasi, 2000, celle-ci suit trois pistes : la première, d’ordre thématique, s’occupe de quelques figures-effigies (le juste, l’illuminé et le penseur), une autre analyse, de manière plus technique, le double mouvement de l’auteur vis-à-vis de ses personnages Magda Ciopraga 130 Une fois ce panorama quantitatif des types de recherche esquissé, on peut approcher les interprétations roumaines, pour voir quels caractères de l’œuvre yourcenarienne ont pu se faire remarquer. Comme ailleurs, la perspective esthétique s’est alliée ici à celle qui porte sur le message des livres, le contenu communiqué étant, dans l’ensemble, plus saisissant que les techniques qui le véhiculent, moins révolutionnaires que celles de tant d’écrivains contemporains. Concernant ce point donc, les critiques roumains ont été sensibles au débat moral et, plus généralement, à l’humanisme remis en valeur par l’écrivain : comme on pouvait s’y attendre, les textes les plus analysés, dans ce sens, ont été Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir. Dans le premier roman, M. Gramatopol a saisi les traits stoïciens des conceptions concernant la formation individuelle, la liberté, ou la pratique religieuse, alors qu’Al. Musina a vu naître une philosophie du pouvoir convertie en quête de soi, ouvrant la perspective du moment sur l’éternité ; la figure de Zénon anticipe, aux yeux de N. Balota, la condition du savant moderne, à la fois féru d’exactitude, donc opposé au fanatisme de la vérité, et animé de philanthropie ; selon Silvian Iosifescu, la principale vertu de ce personnage est la connaissance combinée à l’absence de l’illusion de perfection, qui transparaît aussi dans la chronique familiale4 ; à son tour, la traductrice Angela Cismas a observé dans ce dernier texte l’ouverture de la généalogie produite par l’écrivain, son détachement égal – lors des évocations – par rapport à l’esprit polémique et à l’hagiographie, l’attitude de participation au drame humain le plus général, vu à travers les siècles et les millénaires ; même les Nouvelles orientales ont, pour Magda Cârneci, des significations longuement élaborées, différentes des problèmes posés par l’individualisme de la littérature occidentale du XXe siècle5 ; enfin, les entretiens ont permis à Eugen Simion d’observer l’idéal de compréhension de l’ordre (distanciation et identification), et la dernière fait un bilan des idées formulées là- dessus par la romancière, dans ses commentaires (préfaces, postfaces, notes, carnets de notes, entretiens). 4 S. IOSIFESCU, op. cit., p. 66-73. 5 Magda CÂRNECI, Petru Cretia – « Marguerite Yourcenar, “Nuvele orientale” », Luceafarul, n° 7, 1994, p.11. Marguerite Yourcenar en Roumanie 131 universel, ainsi que l’absence de toute tentative de le bouleverser6. Ces brefs rappels permettent de voir que, dans un texte isolé ou dans plusieurs, ces lectures ont retenu la valeur informative, rapportable uploads/Litterature/ 11-ciopraga-copie.pdf
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- Publié le Aoû 23, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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