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tCR!TURE COLLECTION DIRIGÉE PAR BÉATRICE DIDIER L'INVENTION DU COMMENT AIRE Augustin, Jacques Derrida Bruno Clément Presses Universitaires de France ISBN 2 13 050567 8 Dépôt légal-!" édition: 2000 , mars 0 PrC$5CS Un..eNioûtts de Frar=, 2000 106, boulcnrd Samt-Genn>in, 75006 Poris La lecture et les larmes Les larmes, les prières «Je pleurais sur Didon qui était mone. » «Je pleurais dans la profonde amertume de mon cœur brisé.» «Seules les larmes m'étaient douces et avaient pris la place de mon ami dans les délices de mon âme. » «Je versais des larmes très amères, et je reposais dans l'amertume. Oui, j'étais malheureux et, plus chèrement qu'à mon ami, je tenais à cette vie malheureuse elle-même. » «Je lâchai les larmes que je retenais, pour les laisser couler autant qu'elles voudraient et en faire un lit sous mon cœur.» Les larmes d'Augustin, «toutes les larmes abandonnées ou retenues des Confessions», et toutes ses prières, ce sont pour Jacques Derrida les Conftssitms mêmes. Il dit pour dési­ gner le livre d'Augustin, pour prendre aussi peut-être une pause augustinienne (car confesser ce que l'on fut c'est, semble-t-il, d'abord confesser ses lectures), que c'est dans la traduction« très libre» de Robert Arnauld d'Andilly qu'il a, jeune homme, découvert «les prières et les larmes d'Au­ gustin». Et son texte, Circotifession, écrit dans une dépen­ dance si trouble, dans une subversion si belle des Co11jessions, assigne à ses propres larmes, à sa prière intime, inaliénable, leur place fondamentale près de celles d'Augustin, elles n'en sont pas discernables : «essayant en vain non seulement de 1 pleurer mais je ne sais plus, de m'empêcher de pleurer, el jle­ tum jrenabam », «pourquoi je prends plaisir à pleurer à la mort de l'ami, cur jletus dul ci s sit mi mis ?»,« toutes mes prières, tou­ tes mes larmes d'amour, ce que je préfère à ma vie)), «à la manière de sA je n'aime que les larmes, je n'aime et ne parle qu'à travers elles». Et il cite, c'est son alibi, lacrimas confts.rio­ nis, « les Lannes de la confession ». Dans le livre d'Augustin, les lannes témoignent d'un désordre ancien, d'un désarroi de l'âme et du corps tous deux encore ignorants de la vérité. Même s'ils adoucissent un instant la peine, s'ils émoussent un peu la pointe de la douleur, les pleurs sont la trace visible - elle-même déplo­ rable - d'une faiblesse sans doute (Augustin parle de «l'attendrissement de sa sensibilité»), mais, bien plus, d'une erreur, d'une faute, d'un péché, le goût que l'on a pour eux est toujours un peu coupable. Or, l'exercice de confession supposant la vérité connue, les lannes sont précisément ce qui doit être confessé. Même celles d'après la conversion, qui dissipa les ténèbres de l'erreur et du doute: toutes les lar­ mes des Confessions en effet sont versées avant la lecture du livre de l'Apôtre dans le jardin de Milan, sauf celles, célèbres, et d'ailleurs longuement évoquées par Jacques Derrida, aux­ quelles finit par s'abandonner Augustin après la mort de sa mère. Ces larmes, contre lesquelles il lutte plusieurs heures durant, il en a honte, comme on a honte de ce qui est seule­ ment humain lorsqu'on sait la vérité divine: «J'éprouvais un violent déplaisir en voyant quel grand pouvoir prenaient sur moi ces accidents humains qui, suivant l'ordre obligé et le sort de notre condition, doivent nécessairement arriver» ; mais il espère qu'elles ne sont pas coupables comme les autres, ayant été versées devant Dieu même: «Je pris plaisir à pleurer devant toi, sur elle et pour elle, sur moi et pour moi [ ... ] Et si quelqu'un trouve que j'ai péché en pleurant ma mère quelques minutes, cette mère qui était mone pour un temps à mes yeux, mais qui avait pleuré durant de nombreu­ ses années pour me faire vivre à tes yeux, qu'il ne se moque 2 point, m˿is plutôt, s'il est homme de grande charité, qu'il pleure lw-meme pour mes péchés, devant toi.» Ce «devant toi» (gui cite d'ailleurs le Psaume 18) est ce qui fait des lar­ mes autre chose et plus gue des lannes : précisément, une prière. Dans les Co11jes.rions d'Augustin, les prières rachètent les lannes. Les larmes, si elles sont solitaires, comme elles le res­ tent jusqu'à Milan, sont égoïstes, imbéciles ; elles témoignent d'une ignorance qui est le péché même, d'un désordre, d'une émotion qui ne font qu'un avec lui. La prière, elle, est adressée, elle connaît son destinataire qui est aussi la vérité ' ' elle donne le sens jusqu'alors inconnu des pleurs. La confes- sion a toutes ces qualités et elle est effectivement prière. Que les larmes soient seulement confessées, et elles seront, venant après elle, selon la conversion. Semblables donc en qualité, à celles versées sur la mort de Monique, larmes ; ette fois devant Dieu, dédiées : prière. Cette connexion, consubstantielle, des larmes et des priè­ res dans le récit d'Augustin, Jacques Derrida l'aperçoit d'un œil infailli ble. n s'en faut pourtant qu'elle informe son texte comme elle informe les Confessions. C'est bien sûr gue Circon­ jession est u n texte sans adresse ; c'est surtout que la vérité est son défaut essentiel ( « pleurant l'inavouable vérité, autre­ ment dit, vous aurez fini par comprendre qu'une confession n'a rien à voir avec la vérité»). C'est sans doute, et beaucoup plus profondément, que la lecture ne joue pas, chez lui, le même rôle que chez Augustin. La lecture, le commentaire Car la discrimination qui pour Augustin partage les lar­ mes, partage aussi les lectures. Les choses sont manifeste­ ment liées. C'est sur un livre qu'Augustin verse les premières larmes certainement blâmables qu'il confesse, sur l'Énéide, elus précisément sur « Didon morte par amour pour Enée »; et la confession de ces larmes «pitoyables» n'omet 3 pas de noter qu'une lecture qui renoncerait aux fictions poé­ tiques serait salutaire. Les Confessions ne racontent donc pas seulement comment les larmes changent de sens selon que les provoque la mort fictive d'une amante imaginaire ou la mort réelle d'une mère vraiment aimante ; elles racontent aussi comment une lecture pernicieuse, pécheresse, peut ouvrir la voie à une lecture rédemptrice, peut même conduire à une lecture raisonnée, méthodique, entreprise avec le souci de la vérité et du salut de ses semblables. Aux larmes que cause la mort d'amour, au livre I des Confessions, répond «la grosse pluie de larmes» qui s'abat sur Augustin lorsque lui parle la Continence, présage de la conversion ; à la lecture condamnable de l' E 11éide fait écho la lecture convertissante de Paul le converti, sous le figuier de Milan. L'exégèse en forme du premier chapitre de la Genèse, au livre XIII, parfait la confession, vérifiant ce que disait déjà le livre I: qu'on peut lire autrement-et mieux-que ne l'ont appris les maîtres de l'enfance. L'exégèse est à la lecture ce que la prière est aux larmes : conduite dans le souci infailli ble de la vérité, sous son œil vigile, elle rachète le désordre, la complaisance honteuse des lectures enfantines et adolescentes. Lecture, en un sens, mais lecture cette fois éclairée, soucieuse de la vérité, de la charité envers qui la cherche loyalement, elle est bien l'équivalent des larmes versées devant Dieu à la mort de la mère : en fait, l'ébauche d'une prière. Cette mise en rapport, qu'Augustin est le premier à effectuer, de la lecture coupable et de la lec­ ture édifiante (mise en rapport rendue possible par le récit de la conversion opérée, précisément, par la lecture) ne change pas seulement, me semble-t-il, l'idée que l'on peut se faire des Confessions ; elle est susceptible d'importants prolonge­ ments poétiques. Elle suppose d'abord entre le commentaire et son auteur un lien d'implication profonde. L'un des sens en effet du commentaire par Augustin du premier chapitre de la Gmèse est à chercher dans ses erreurs de jeunesse, dans l'ignorance où il s'est complu longtemps du véritable amour, du livre 4 vrai ; dans l'inquiétude aussi, confessée dès les premières pages de son livre, à l'endroit de son origine. Le commentaire qu'il écrit, un autre ne l'écrirait pas comme lui, ne l'écrirait même pas du tout. Proposant une méthode censée valoir pour d'autres textes, forgeant des concepts et prétendant donc à l'universel, le commentaire est une activité qui est pourtant non pas partisane, ou simplement relative au« point de vue» de son auteur, mais profondément subjective, c'est­ à-dire dans laquelle le sujet est en question- en chantier. Elle implique ensuite que le commentaire se présente sous la forme d'une immense correction. Le commentaire ne peut être entrepris sans la foi en une vérité qu'il est ques­ tion de manifester en la mettant en œuvre ; il est bien rare qu'il ne fasse pas état, comme celui d'Augustin, d'une erreur passée dont il dit qu'il est le redressement. Cette foi nou­ velle, qui légitime-quand elle ne l'exige pas -le retour sur soi, sur sa vie passée, amende quelque peu la subjectivité du discours exégétique ou du plus simple commentaire. Mais elle ne saurait l'oblitérer tout uploads/Litterature/ 19 .pdf

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