« L’ÂME SE RÉVÈLE DANS L’OMBRE » Les années cubaines de María Zambrano Entretie

« L’ÂME SE RÉVÈLE DANS L’OMBRE » Les années cubaines de María Zambrano Entretien avec Jorge Luis Arcos « Ce n’est que dans les îles qu’émerge la véritable patrie », disait María Zambrano qui voyait en elles « le lieu approprié pour l’exilé ». Elle avait fait une première fois escale à La Havane en 1936, après un séjour à Santiago du Chili précocement interrompu pour regagner l’Espagne en proie à la Guerre civile. Son mari, l’historien et diplomate Alfonso Rodríguez Aldave, s’enrôla alors dans l’armée républicaine tandis que María prit part à la lutte en tant que « Conseillère à la propagande » et « Conseillère nationale à l’enfance évacuée ». Le 29 janvier 1939, Barcelone et la Catalogne tombant aux mains des troupes franquistes et la France et le Royaume Uni s’apprêtant à reconnaître la légitimité de Franco sur l’Espagne, María Zambrano traversa la frontière des Pyrénées et quitta son pays pour un long exil. Du 1er janvier 1940 jusqu’en 1953, elle vécut à Cuba et fit de fréquents voyages à Porto Rico, deux îles où elle donna des cours, des conférences, se lia d’amitié avec des écrivains, des poètes, des artistes, collaborant aussi à plusieurs revues, en particulier Orígenes dont l’un des piliers était son ami José Lezama Lima. Le poète et essayiste cubain Jorge Luis Arcos évoque ici ces années qui se révélèrent cruciales et extraordinairement fécondes pour María Zambrano.   — María Zambrano a dit avoir trouvé à Cuba sa « patrie prénatale ». Pourriez-vous éclairer le retentissement de cette expérience de vie dans sa pensée ? Jorge Luis ARCOS. — À Cuba et à Porto Rico, c’est inspirée à la fois par l’exil et par le contact physique, charnel, avec l’autre terre, que María Zambrano consent à descendre aux « enfers », dans les profondeurs des catacombes, jusqu’à faire une expérience quasi mystique du sacré. Non pas pour s’immobiliser dans ces dangereuses noces, mais pour s’orienter par elles et avec elles vers le divin. Elle vit une révélation de l’esprit et de l’âme, s’il est vrai que « l’âme se révèle dans l’ombre », comme le disait José Lezama Lima en reprenant un vers d’un décimiste1 anonyme cubain. En 1941, dans une lettre à l’écrivain cubain Virgilio Piñera qui a lui a fait part de son désir de se rendre en Argentine — pays qui était alors le symbole d’une Amérique très proche de l’Europe — pour y trouver une vie intellectuelle plus intense, plus féconde, María Zambrano, qui séjourne alors à Porto Rico, fait cet aveu : « J’ai préféré ces petites îles, néanmoins, et peut-être pour cette raison même, à savoir qu’aujourd’hui […] la meilleure vocation européenne me semble être celle des catacombes ; et c’est bien sûr la mienne. » Les îles, ses « îles étranges », Cuba et Porto Rico, sont pour elle l’équivalent d’une caverne, de catacombes où elle peut vivre sa « nuit obscure », mais elles ne sont pas seulement cela. Comme elle l’explique dans un essai précisément intitulé « Les catacombes » (1943), elles sont aussi des « lampes de feu »2. Une descente est donc à ses yeux nécessaire, à la recherche d’un logos submergé, pour remonter ensuite vers la lumière. María Zambrano est en quête de cette « grotte profonde où bat l’espérance, sans oser affleurer ». Cette espérance, cette « ardeur utopique » ne coïncide en rien avec la tendance occidentale contemporaine dont elle dit qu’elle a débouché sur la « destruction ». Il s’agit d’une utopie qui est « au fond du christianisme pérenne, source de la culture européenne ». Car ce qu’elle cherche, comme Lezama, c’est la résurrection. Dans « Les catacombes3 », elle évoque la nécessité d’une autre voie de la connaissance, qui apparaît très proche de la mystique de Jean de la Croix : « Voir avec le cœur, sentir ce qui n’est pas devant nous, habiter avec le sentiment là où l’on n’est pas, 1. La décima est poème de dix vers dont la tradition est profondément ancrée dans la culture cubaine, au point que l’on a pu comparer son importance à celle du romance dans la littérature espagnole. (N.d.T.) 2. Cf. Jesús Moreno Sanz, « Insulas extrañas, lámparas de fuego : las raíces espirituales de la política en Isla de Puerto Rico », dans María Zambrano. La visión más transparente, Madrid, Editorial Trotta / Fundación María Zambrano, 2004. 3. María Zambrano, « Las catacumbas », publié en février 1943 dans La Revista de La Habana, repris dans Islas, édition préparée et présentée par Jorge Luis Arcos, Madrid, Verbum, 2007. participer à la vie mystérieuse, cachée, profonde, de ces millions d’êtres dont la distance nous a coupé, refaire le chemin tous les jours pour aller partager leur douleur, ou laisser venir vers nous, à force de quiétude et de silence, cette flamme petite mais brûlante, cette langue de feu qui consume l’espace et traverse les murs, pour être de nature spirituelle, feu qui s’allume dans les profondeurs et éclaire la pensée. Cette flamme et ce feu qui ont dû sortir là-bas, aux IIe et IIIe siècles, de ces grottes qui s’appelaient Catacombes. » Les « îles étranges » de María Zambrano sont donc aussi, me semble-t-il, les « cavernes obscures du sens », les catacombes ou, comme elle le dit encore, « ses propres ténèbres, c’est-à-dire […] ses propres entrailles », son propre « cœur inaliénable ». Si nous avons affaire à un dévoilement et à une fixation du territoire du sacré, c’est en vue d’accéder à une autre lumière. C’est pourquoi ces îles, Cuba et Porto Rico, sont aussi des « lampes de feu ». Elle dit : « Ils se préparaient en espérant que, dans cette nuit obscure, l’Europe et la raison vivante redécouvriraient ce que l’on découvre toujours de nouveau dans les ténèbres, la vocation, la lumière. » Elle recourt alors à une comparaison avec le christianisme antique : « il lui fallait descendre s’enterrer dans les catacombes, comme le grain de blé dans les mystères d’Éleusis, pour ressortir ensuite à la lumière », parce que « personne n’entre dans la vie sans traverser une nuit obscure, sans descendre aux enfers comme le dit le mythe antique, sans avoir habité une sépulture ». L’éclipse et la submersion dans le monde du sacré sont ainsi conçues comme une condition préalable pour recommencer à naître, pour revenir vers la lumière. En 1942, dans l’éphémère revue Poeta fondée à Cuba par Virgilio Piñera, María Zambrano publie ses « Notes sur le temps et la poésie » dans lesquelles on peut lire ceci : « La poésie première qu’il nous est donné de connaître est un langage sacré, ou plutôt s’agit-il du langage propre à une période sacrée antérieure à l’histoire ». Et elle ajoute : « Dans le langage sacré la parole est action ». Mais il y a dans ce texte un autre passage qui doit nous alerter, parce qu’il semble être une explication indirecte de ce que vit María elle-même à Cuba, quand elle ressent cette île comme une « patrie prénatale ». Elle se réfère à « des zones d’une réalité jusqu’alors occultée, voilée », à des espaces qui, dès le moment où ils s’ouvrent à nous, sont « sentis non pas comme nouvellement conquis mais comme retrouvés, puisqu’on a vécu dans l’angoisse de leur absence ; la nostalgie de ce que l’on n’a jamais eu se fait sentir, quand enfin on en jouit, comme si on le recouvrait ». Selon María Zambrano, bien que cet espace puisse être confondu avec celui de l’enfance, le vrai poète sait que « sa nostalgie concerne un temps antérieur à tout temps vécu et que son désir ardent de la parole est le désir de lui restituer son innocence perdue ». Dans Philosophie et poésie, en 1939, elle avait déjà affirmé : « La poésie, c’est sentir les choses in status nacens ». José Lezama Lima disait de son côté que « le poète est le témoin — le seul que l’on connaisse — de l’acte innocent de naître ». Il me semble que c’est de là que procède, chez María Zambrano comme chez l’auteur de Paradiso, la pensée sur la résurrection, sur la nouvelle naissance. — Au printemps 1944 fut fondée à Cuba la célèbre revue Orígenes qui publia quarante numéros jusqu’à sa cessation en 1956. José Lezama Lima et José Rodríguez Feo4 furent les directeurs de cette publication trimestrielle qui accueillit à la fois des écrivains cubains (Lydia Cabrera, Virgilio Piñera, Fayad Jamís, Eliseo Diego, Fina García Marruz, Cintio Vitier, Alejo Carpentier, entre autres), mais également étrangers (Octavio Paz, Luis Cernuda, Gabriela Mistral, Aimé Césaire, Paul Éluard, etc.). María Zambrano a collaboré à Orígenes à une dizaine de reprises. Parmi les textes importants qu’elle a publiés dans cette revue, il en est un qui mérite ici toute notre attention : « La Cuba secrète » (n° 20, hiver 1948). — Je ne crois pas qu’il y ait de texte de María Zambrano qui nous révèle uploads/Litterature/jorge-luis-arcos-maria-zambrano.pdf

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