ANNE SIMONIN LE DROIT DE DÉSOBÉISSANCE Les Éditions de Minuit en guerre d’Algér
ANNE SIMONIN LE DROIT DE DÉSOBÉISSANCE Les Éditions de Minuit en guerre d’Algérie LES ÉDITIONS DE MINUIT r 2012 by ANNE SIMONIN / LES ÉDITIONS DE MINUIT www.leseditionsdeminuit.fr ISBN 978-2-7073-2222-7 Les ouvrages réédités ou disponibles du catalogue algé- rien des Éditions de Minuit ont ceci en commun : ils illus- trent un paradoxe. Et ce paradoxe est le suivant : comment un éditeur qui se voulait un éditeur littéraire se trouva, entre 1957 et 1962, dans l’obligation de devenir un éditeur militant ? Au nom de l’honneur de la France, et en utilisant toutes les ressources de l’état de droit, Les Éditions de Minuit vont s’efforcer de mobiliser l’opinion publique nationale et internationale autour de la dénonciation de la torture. Tentative de reconstitution de la boussole imagi- naire qui a guidé leur stratégie éditoriale. AU NORD : L’HONNEUR Pour une génération acquise aux idées de la Résistance, et Jérôme Lindon, le PD-G des Éditions de Minuit, est de celle-là, l’honneur a pour définition une formule célèbre : « Une certaine idée de la France 1 ». Parce que la France est la patrie des droits de l’homme, et que son histoire récente fut marquée par la résistance 1. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. L’Appel 1940-1942 [1954], Le Livre de poche, 1980, p. 7. 7 au nazisme, la France de la IVe République ne peut se comporter comme elle le fait en Algérie en pratiquant tor- tures et massacres, depuis qu’ont débuté, un 1er novembre 1954, ce que l’on désigne pudiquement par les « événe- ments » – et qui ne sera reconnu officiellement comme guerre qu’en 1999. Les Éditions de Minuit rassemblent des auteurs de ten- dances politiques diverses. Leurs dreyfusards, leurs bol- cheviques, leurs tiers-mondistes, pour reprendre une typo- logie célèbre 2, ont toutefois en commun une sensibilité particulière à « ce grand mot dangereusement galvaudé 3 » : l’honneur de la France. Reconnaissant aux Français le droit d’avoir des droits, les investissant de la dignité de citoyen, la République française se doit d’accorder cette même dignité à ses adversaires, les combattants algériens. La dénonciation de la guerre d’Algérie par les intellectuels français n’a rien changé au cours des événements, et à la marche de l’Algérie vers l’indépendance. Sauf peut-être une chose, mais celle-là essentielle. La lutte des intellectuels a réaffirmé un credo : la France n’est la France que lorsqu’elle croit à ses fictions, à ce récit national qui fait d’elle, à l’égal de la princesse des contes, la patrie des Droits de l’Homme. Cette position, Jérôme Lindon la résumera en ces termes à son ami, l’historien Pierre Vidal-Naquet : « Ce que j’ai pu faire, je l’ai fait pour la France, non pour l’Algérie 4 ». Dans cette phrase, Martin Evans voit moins une boutade que l’illustration d’une position singulière, et 2. Pierre Vidal-Naquet, « Une fidélité têtue à la guerre d’Algérie », XXe siècle. Revue d’histoire, vol. 10, no 10, 1986, p. 11. L’expression « fidélité têtue » vient de Robert Bonnaud, Itinéraire, Les Éditions de Minuit, 1962, p. 11. Voir Pierre Vidal-Naquet, Mémoires : le trouble et la lumière 1955-1998, Seuil/La Découverte, 1998, p. 54. 3. Francis Jeanson cité in Charlotte Delbo, Les Belles Lettres, Les Éditions de Minuit, 1961, p. 21. 4. Ibid., p. 11. 8 « le plus radical exemple du souci de la France et des valeurs françaises 5 », héritées de la Révolution. La défense de l’honneur s’exprime d’abord par un mot devenu incontournable aujourd’hui : l’indignation 6. « N’y a-t-il pas toujours eu des raisons de s’indigner ? » interroge en 1961 en ouverture des Belles Lettres, Charlotte Delbo (1913-1985), résistante et déportée comme Stéphane Hessel. « Certes, écrit-elle, mais alors qu’auparavant [...] l’indignation explosait en manifestations et actions collecti- ves, [...], elle n’a plus aujourd’hui le moyen de s’exprimer 7. » Alors qu’à partir de 1955 se forme dans la presse de gauche un front collectif du refus (L’Express, France-Obser- vateur, Témoignage Chrétien, la revue Esprit pour ne citer que les titres les plus marquants), le milieu éditorial français reste étrangement atone. Entre 1957 et 1959, Les Éditions de Minuit affronteront quasiment seules la dénonciation de la guerre d’Algérie, relayées par aussi petit et têtu qu’elles, la librairie La Joie de lire fondée et dirigée par François Maspero qui diffusera les livres des Éditions de Minuit même (et surtout) quand ils seront interdits 8. 5. Martin Evans, The Memory of Resistance. French Opposition to the Algerian War (1954-1962), New York, Oxford, Berg, 1998, p. 43, note 9. Ma traduction. 6. Alain Beuve-Méry, « Stéphane Hessel, l’indigné mondialisé », Le Monde, 28 septembre 2011, p. 20-21. 7. Charlotte Delbo, Les Belles Lettres, op. cit., p. 9. Sur ce livre méconnu, lire Michael Rothberg, « Entre Auschwitz et Algérie. Une mémoire multidirectionnelle », Témoigner entre histoire et mémoire, no 105, octobre-décembre 2009, p. 105-127. 8. Julien Hage, « Une brève histoire des éditions Maspero », in François Maspero et les paysages humains, À plus d’un titre / La fosse aux ours, 2009, p. 93-209 ainsi que Feltrinelli, Maspero, Wagenbach : une nouvelle génération d’éditeurs politiques d’extrême gauche en Europe occidentale 1955-1982, histoire comparée, histoire croisée, thèse d’histoire, Université de Saint-Quentin-En-Yvelines, sous la direction du professeur Jean-Yves Mollier, 2010, p. 130. 9 Demeurent des solidarités fondées sur des liens person- nels forts. Primant les choix idéologiques, cimentant des micro-groupes, l’amitié, comme à toutes les époques de désobéissance, joue un rôle politique essentiel. Jérôme Lindon ne fait pas seul la guerre aux Éditions de Minuit. Pierre Vidal-Naquet est là. « La seule personne dont Jérôme Lindon subissait l’influence, celle qui avait une importance réelle était l’historien Pierre Vidal-Naquet », se souvenait Janine Cahen, militante anticolonialiste, employée entre janvier et avril 1961 aux Éditions après sa condamnation dans le cadre du procès Jeanson : « C’était lui qui était chargé de vérifier le sérieux, la fia- bilité des textes publiés dans la collection “Documents”. L’association des deux hommes était très importante. De par son rôle au Comité Audin, dont il était secrétaire, Pierre Vidal-Naquet connaissait une foule de détails sur les gradés de l’Armée française. Il se livrait, concernant les textes proposés aux Éditions, à un véritable travail d’archéologue 9. » Pierre Vidal-Naquet rédigeait aussi des textes (L’Affaire Audin) ; apportait des manuscrits (Itinéraire) et prenait les coups qu’une solidarité qualifiée par lui « d’un peu incon- ditionnelle 10 » exigeait qu’il reçoive... La position d’historien engagé n’est pas simple à tenir. En sus des risques choisis et assumés, il y a les audaces des autres avec lesquelles il faut composer. Quand Jérôme Lin- don publie Histoire d’un parjure de Michel Habart en 9. Entretien téléphonique avec Janine Cahen (1930-2011), le 16 novembre 1987. Voir l’entretien publié dans Martin Evans, The Memory of Resistance, op. cit., p. 57-60, ainsi que http://piermar- ton.wordpress.com. 10. Entretien avec Pierre Vidal-Naquet, le 6 octobre 1988. 10 décembre 1960, il « oublie » de signaler à Vidal-Naquet que le livre va paraître entouré d’une bande : « Dix millions d’Algériens ». Cela fait beaucoup. Le chiffre officiel, pour la période de la Régence, oscille entre trois et trois millions et demi d’habitants. Histoire d’un parjure s’attire les fou- dres de la Sorbonne 11. Au-delà de la controverse, ce qui, en dernier ressort, justifie la publication d’Habart par Les Éditions de Minuit est l’honneur de la France : « Je suis persuadé que ce sera un jour l’honneur de la France que ce livre ait été écrit par un écrivain français avant de l’être par un écrivain algérien ou un étranger 12. » L’argument est de grande bonne foi : c’est aux Français qu’il échoit de for- muler les critiques les plus sévères sur l’histoire de France non pour affaiblir leur pays, mais pour le sauver du dés- honneur et lui permettre de demeurer fidèle à une France idéelle. AU SUD : LE DROIT Le rapport au droit est fondamental dans la lutte menée par Les Éditions de Minuit qui n’auront de cesse d’exploi- ter la ressource que leur offre une société démocratique : s’expliquer devant des juges, comparaître lors d’un procès. C’est lors d’un procès qu’une société affirme avec le plus de solennité et d’écho les valeurs que le droit protège 13. Sans le relais du procès, les droits de l’homme ne sont pas une politique. Parmi les vingt-trois livres publiés par Les Éditions de Minuit concernant l’Algérie entre 1957 et 1962 (cf. 11. Charles-André Julien, « À propos d’un pamphlet sur la con- quête de l’Algérie », Le Monde, 15 février 1961. 12. Lettre de Michel Habart à Jean-Jacques Servan-Schreiber, le 16 mars 1961. Archives Les Éditions de Minuit. Histoire d’un parjure a été réédité à Alger chez Anep en 2002. 13. Denis Salas, Du procès pénal, PUF, coll. « Les voies du droit », 1992, p. 215-230 et p. 247-256. 11 Annexe 1), neuf seront saisis, dont trois titres deux fois, soit un total de douze saisies (cf. Annexe 2). Le Front de Robert Davezies a bien fait l’objet de l’ouverture d’une information pour « atteinte uploads/Litterature/ 19-le-droit-de-desobeissance-2012-simonin.pdf
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- Publié le Mai 28, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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