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http:///www.asmp.fr - Académie des Sciences morales et politiques. 1 Bendor & Cavalière, août 2008 M. Xavier Darcos, Membre de l’Institut à propos de Cavalier, passe ton chemin ! pages irlandaises Michel Déon dans le sillage de Yeats : du particulier à l’universel « We that have done and thought, That have thought and done, Must ramble, and thin out Like spilt milk on a stone ?». « Nous qui avons agi et pensé, Qui avons pensé et agi, Devons aller au hasard et nous disperser, Comme du lait répandu sur une pierre ?».1 W. B. Yeats 1 « Spilt milk » (« Lait répandu »), in L’escalier en spirale, présenté et traduit de l’anglais par Jean-Yves Masson, Verdier, 2008, p. 42 http:///www.asmp.fr - Académie des Sciences morales et politiques. 2 On sait qu’Oscar Wilde2, comme beaucoup de ses compatriotes célèbres, arborait ses origines irlandaises, en guise de fanfaronnade, pour mieux se démarquer des Anglais, citant, par défi, le mot féroce de Jonathan Swift3 : « Il faut brûler tout ce qui vient d’Angleterre, sauf le charbon ». « Français de sympathie, Irlandais de race, les Anglais m’ont condamné à parler la langue de Shakespeare », écrivait-il à Edmond de Goncourt4. Mais, derrière cette arrogance, Wilde revendiquait surtout un goût du prodigieux, du sarcasme et de l’imaginaire : « Nous autres Irlandais, nous sommes trop poétiques pour être des poètes ; nous sommes une nation de brillants ratés, mais les plus grands causeurs depuis les Grecs »5. Ce parallélisme lyrique entre Irlande et Grèce, toutes deux terres de paroles, éclaire peut-être les dilections exotiques de Michel Déon qui a déployé son œuvre en diptyque, suivant un double tropisme climatique : frimas brumeux et canicule solaire ; la tourbe et le galet ; la lande et la calanque. Il a substitué au dualisme romantique6, qui jumelait ou combinait l’Allemagne et l’Italie, un autre partage entre deux contrées de sagas et de légendes : l’Irlande et la Grèce (avec des excursions vers le Portugal). Mais, examinées séparément, les « pages irlandaises », en elles-mêmes, sont ambiguës et fabuleuses : elles ressemblent à des chroniques sans âge où alternent imaginaire et realia, comme si le fonds légendaire se prolongeait en témoignages, souvenirs ou portraits. L’auteur, fier de ses lointaines ascendances irlandaises, qu'il voit comme un atavisme prémonitoire, donne d’emblée le code des ces « pages irlandaises », citant Wilde, Shaw7, O’Casey8, Synge9 ou Joyce10 comme «seules réponses possibles à la bêtise suicidaire du monde »11. Car les Irlandais ont le don du Verbe, du « bagout », « arme absolue des peuples qui refusent de se soumettre à 2 Oscar Fingal O'Flahertie Wills Wilde, 1854-1900 3 1665-1745, irlandais d'origine anglaise. J'aime beaucoup aussi une autre de ses formules (M. Déon aurait pu l'écrire) : « Tout le monde désire vivre longtemps, mais personne ne voudrait être vieux » 4 Oscar Wilde, Lettres, Gallimard, 1994, p. 168 5 William Butler Yeats, Autobiography, p.87. 6 Pensons aux carnets de voyages de Goethe en Italie et au tableau de Friedrich Overbeck : Italia und Germania. 7 George Bernard Shaw, 1856-1950, critique musical et dramatique, scénariste et auteur de théâtre ; esprit provocateur et anticonformiste ; prix Nobel de littérature en 1925 8 Sean O'Casey, 1880-1964, influent mémorialiste et auteur dramatique 9 John Millington Synge, 1871-1909, dramaturge, prosateur et poète, l'un des principaux artisans du Celtic revival, mouvement littéraire formé pour redonner vie à la culture irlandaise. 10 James Augustine Aloysius Joyce, 1882-1941, un des écrivains les plus influents du vingtième siècle. Ses œuvres majeures sont un recueil de nouvelles Les gens de Dublin (1914) des romans Dedalus (1916), Ulysse (1922), et Finnegans Wake (1939). http:///www.asmp.fr - Académie des Sciences morales et politiques. 3 un oppresseur. […] La liberté reconquise, le Verbe reste une griserie, un remède contre les lourdeurs et les vicissitudes de ce monde »12. « Cast a cold Eye / On Life, on Death, / Horseman, pass by ! »13 : ces derniers vers de Yeats (et son épitaphe) ont suggéré un titre qui sonne comme un avertissement14. La vie, la mort. Déon, depuis le comté de Galway où il vit durant l’automne et l’hiver, réanime des personnages dont on ne sait s’ils sont réels ou fabuleux. Car «depuis la nuit des temps, les mythes répondent plus clairement aux interrogations existentielles que les invraisemblances de la raison. Les hommes n’ont pas besoin de raison mais de surnaturel »15. Le lecteur frôle l'«Unheimliche» cher aux freudiens (disons «l'in-familier», qu'on a traduit sous le titre de L’inquiétante étrangeté) et il s'accoutume à l'étrangeté. Voyez cette Sarah, «une sauvage beauté, l’esprit régnant des tourbières, des eaux noires et des monts perdus dans la brume »16 : telle la féconde et tragique Niobé17, c’est une mère inconsolée d’avoir vu mourir ses six enfants, devenue une demi-folle qui erre, soliloque et vaticine, sorte de personnage hagard et bavard, sans âge, beckettien avant l’heure. Autre original, cet Anglais, George S., qui vit dans une « maison mobile », amateur de Beychevelle qui ne rêve, avant de mourir d’un lent cancer, que de posséder un laguiole : « depuis le premier jour, j’évitais le banal "How are you ?" auquel il m’avait répondu "Still alive" »18. De même, l’aristocrate déchu Derek T., rejeton usé d’une noblesse anglaise ruinée : dans son manoir délabré où les murs gardent les traces de tableaux mis à l'encan, il simule les rites et apparats d’une époque luxueuse, mais il ne trouvera d’autre issue à son déclassement que le suicide19 : « chaque fois que je pense à Derek T., me revient le triste diagnostic : fin de race. Il symbolisait à la perfection cette moyenne aristocratie anglaise venue, des siècles auparavant, s'installer en conquérante sur les traces de Cromwell. L'Irlande l'avait lentement phagocytée, lui dérobant ses vertus et lui distillant le lent poison de sa paresse dans un curieux mouvement de balance […] Derek T. n'était pas un imbécile, mais peut-être avait-il décidé de le paraître et de se réfugier dans la futilité pour continuer de vivre pavillon haut alors que le navire avait sombré depuis déjà plusieurs décennies »20. 11 Première page du livre 12 p. 1202 13 « Regarde froidement la vie, la mort, Cavalier, passe ton chemin ! » 14 William Butler Yeats, 1865-1939, rénovateur de la littérature irlandais et fondateur de l'Abbey Theater, fut donc un contemporain d'Oscar Wilde 15 p. 1199. Je renvoie, pour chaque citation, à l’édition des Œuvres de Michel Déon, Quarto Gallimard, 2006. 16 p. 1180 17 Relire ce pathétique récit dans Ovide, Métamorphoses, VI, 148–287. 18 p. 1138 19 « L’honorable solution », disent les Anglais (p. 1146) 20 p. 1143. Ce « détachement vis-à-vis de l'utilitaire » est une de des formes du « dandysme » propre à tous les personnages déoniens, qui manient « le cynisme et le paradoxe », selon Peter KYLOU_EK : Le http:///www.asmp.fr - Académie des Sciences morales et politiques. 4 Des mobiles superstitieux agissent les personnages. Tim, le facteur et postier, pédale frénétiquement sous les ondées ; il préfère son village à tout, même à San-Francisco, où sa fille s’est exilée, et il s’active dans la crainte de la retraite qu’il voit comme un arrêt de mort assuré21. Pat-Jo, un maçon et bricoleur universel, vivant dans un taudis-capharnaum qu'on croirait sorti d'un roman de Steinbeck, prétend avoir contracté la lèpre à un pied : il part sans hésitation guérir à Lourdes d’où il revient aussitôt miraculé et il attend sereinement le trépas pour retrouver au Paradis sa famille disparue22. Lady H., châtelaine octogénaire caracolant en amazone, coiffée d’un tricorne, dans de vaines chasses-à-coure, manquant sans cesse de se noyer ou de se rompre l’échine : elle refuse tout repos qui, à ses yeux, préfigurerait sa fin immédiate23. Des vagabonds bizarres semblent affairés et obsédés par on ne sait quelle marotte. On frôle même le fantastique, cette indécision entre l’incroyable et le surnaturel, dans la tradition des contes qui vont de Cazotte à Villiers de l'Isle-Adam. Ce flottement face au prodige saisit parfois l’auteur lui-même. Par exemple quand il assiste, interloqué, aux obsèques de son curé, le père Campbell, obsèques célébrées… par le défunt lui-même - enfin, par son sosie, un frère jumeau24. Ou quand une de ses amies, Leslie R., lui explique, de façon froide et convaincante, qu'elle a retrouvé son défunt frère Bill, réincarné dans un chien25. Ou enfin quand il côtoie divers excentriques, notamment des écrivains fantasques et cocasses, tel Ulick O’Connor26, un brillant polygraphe, par ailleurs avocat « ventriloque, prestidigitateur, champion d’Irlande de saut à la perche et boxeur »27 ; ou tel, encore, le sulfureux John McGahern28, même s’il se montre, ce qui est rare, « soucieux de ne pas se laisser entraîner loin de la vérité, comme c’est la tentation de tout Irlandais »29. Le livre se conclut d’ailleurs par un rappel de la légende de Saint Bredan : il aurait, au VIème siècle, traversé l’Océan pour trouver Dieu ; accueilli aux futures Amériques par des indiens bigarrés et hostiles, il fit aussitôt demi-tour vers « uploads/Litterature/ 2009-michel-deon 1 .pdf

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