11 Honneur, Loyauté, Devoir Par Mari Murdock Yojiro fit glisser sa lame sur la

11 Honneur, Loyauté, Devoir Par Mari Murdock Yojiro fit glisser sa lame sur la surface lisse et charnue du bois. Un copeau recourbé, puis un autre, apparaissaient puis tombaient, comme de petites langues de feu, dans un furoshiki qu’il avait placé au sol pour les recueillir. Yojiro tapota son couteau sur le banc pour l’en débarrasser des éclats de bois. Les saccades se confondirent avec le rythme de la pluie. Tap tap. Tap. Tap tap tap. Un jardinier portant de simples vêtements marron s’éclipsa derrière une porte, un parasol en papier sur l’épaule. L’improbable personnage le regarda à peine trop longtemps avant de commencer à ramasser les feuilles mortes du sentier en gravier avec des pinces en laiton. Yojiro continua à sculpter, en frappant par moments son couteau pour en faire tomber les éclats de bois. Tap tap tap. Des gloussements parvinrent de l’ambassade. Il s’agissait d’un groupe de femmes, qui se rap­ prochait d’une fenêtre du deuxième étage. La voix langoureuse de Dame Kachiko s’éleva au-des­ sus de celles des autres courtisanes. Le volet s’ouvrit et elles soupirèrent en découvrant le ciel. « Ah, les doux orages estivaux », lança Kachiko, dans l’embrasure de la fenêtre. « Voulez-vous admirer la vue pendant notre partie ? » « Oui, jouons au hanafuda tout en observant les fleurs. C’est très approprié ! », répondit une autre femme. Yojiro reconnut sa voix : il s’agissait de Shosuro Hatsuko, l’espionne geisha favorite de Kachiko. La partie commença. Les cartes de bois laqué tombaient sur la table en un claque­ ment méthodique, qui reflétait, lui aussi, le tambourinement de la pluie. Clic clic. Clic. Clic clic. Yojiro tapota de nouveau son couteau. Tap tap. La liaison était établie. Yojiro écouta les claquements des cartes de hanafuda, au-des­ sus de lui, et les traduisit, se remémorant les mots qu’on lui avait ordonné d’attendre. Clic. Clic clic clic. 22 Les sons s’échappaient de la fenêtre, presque étouffés par la pluie, mais Yojiro entendit claire­ ment chacun des mots. Magistrat. Pouvoir. Tournoi. Yojiro transposa les mots codés dans son esprit, les reliant entre eux pour comprendre le sens de la phrase. Kachiko faisait référence à son statut de Magistrat d’Émeraude, un honneur qui lui permettait d’influencer l’organisation du tournoi du Championnat d’Émeraude. Le frère de Bayushi Shoju, Aramoro, le concurrent Scorpion, se préparait à participer à l’épreuve finale quelques jours plus tard. Il répondit, en tapotant son couteau sur le tronc de l’arbre, pour faire tomber les éclats de bois au sol. Oui, ma Dame. « Mes Dames », dit Kachiko à voix haute. Ses mots n’étaient qu’un écran de fumée destiné à dissimuler la vraie conversation. « J’ai bien peur que ma dernière visite aux courtisans de la Grue n’ait été une déception. » Le jardinier s’approcha. Sa tâche l’avait mené directement sous la fenêtre de Kachiko, où il ramassait les feuilles tombées dans un bassin de koi grâce à un grand filet de bambou. Le jardi­ nier ne se rendrait compte de rien. « Kakita Yuri manque cruellement de style », reprit Kachiko. « Qui aurait pu croire que l’effet d’un kimono aussi raffiné pouvait être réduit à néant par la fierté de son porteur, lorsqu’elle se transforme en obstination ? » « Oui, les traits disgracieux d’une pareille tête de cochon rompent tout l’équilibre des motifs », enchérit Hatsuko. « Quelqu’un devrait vraiment dire à Yuri-san que l’habit ne fait pas le moine. C’est le moine qui fait l’habit. » Les cartes de hanufada continuaient à claquer. Clic. Clic clic. Clic clic. Tournoi. Scorpion. Gagner. Yojiro s’arrêta, la réponse au bout des doigts. Une douleur étreignit son ventre et l’immobilisa. Kachiko lui demandait de truquer le tournoi, d’utiliser son art pour s’assurer qu’ Aramoro devienne Champion d’Émeraude. Il fronça les sourcils. 33 Il se représentait le visage de Kachiko, à l’étage. Ses lèvres pulpeuses et rouges contractées en un sourire plein de sagacité, mais insondable, savourant les plaisirs de l’intrigue. Son message n’était pas fini. Vous. Intelligent. Vous. Gagner. Il pouvait imaginer ses yeux, sombres et mystérieux, teintés d’une nuance de badinage. Il voyait si souvent ces yeux aux côtés de l’Empereur. Assis là, il rayonnait de toute sa majesté, le regard tourné vers le Paradis Céleste. Une sagesse candide mais confiante habitait ses paroles. Sa main puissante reposait sur le Trône de Chrysanthème. Truquer ainsi le tournoi serait un acte de trahison, se dit Yojiro. Voire pire. Une insulte person­ nelle à l’encontre de Empereur, un blasphème vis-à-vis des lois du Royaume Céleste. Et pourtant, Yojiro n’arrivait pas à effacer totalement de son esprit le visage de Kachiko, son regard ambitieux brillant de sa loyauté immuable envers le Clan du Scorpion, de cette allégeance au nom de laquelle il avait élaboré un moyen de truquer le tournoi à l’instant même où elle le lui avait demandé. Il soupira. Il était avant tout un serviteur de son clan. Cela passait avant son honneur. Avant son âme. Il tapota de nouveau son couteau. Je sers. Scorpion. « Quel soulagement que les hostilités entre les Lions et les Grues doivent cesser pendant le tournoi du Championnat d’Émeraude », affirma Kachiko, avec tous les accents de la sincérité. « Nous aurons quelques jours de paix, c’est plus que ce que nous espérions. » Agissez bien, Yojiro. Agissez prudemment. « Une paix bien méritée », répondit Hatsuko. « La guerre est une chose terrible. » Je sers. Ma Dame. Le jardinier jeta un regard suspicieux à Yojiro, mais il l’ignora. J’attends. Bonne chance. Yojiro emballa soigneusement son tas de copeaux de bois dans son furoshiki et l’inséra dans sa manche. Il croisa de nouveau le regard du jardinier, puis avança sous la pluie pour lui tendre sa sculpture. Une petite grue en bois pour un espion de la Grue. Mortifié, le jardinier resta paralysé d’avoir été ainsi démasqué, Yojiro plaça donc la sculpture dans le obi de l’homme avant de s’éloigner. Il devait commencer à travailler sur un autre projet. Le haut col de Bayushi Yojiro lui serrait trop la gorge. Ses bords pointus lui piquaient les joues, l’emprisonnant dans ses doutes. Honneur. Déshonneur. Suis-je un traître ? Qui trahirais-je dans ce cas ? « Yoji-kun. Qu’est-ce qui vous perturbe ? » Yojiro avait oublié qu’il discutait avec sa sœur. « Rien, Mii-chan. » 44 Otomo Mikuru le regarda d’un air exagérément suspicieux, caricaturant ses propres talents d’actrice accomplie. « Votre anxiété se lit sur votre visage. Ce col raide ne suffit pas à vous dissi­ muler à moi, mon frère. » Yojiro hésita. Sa sœur avait toujours été plus résolue que lui dans sa loyauté. Entraînée dès son plus jeune âge à l’art de la comédie, elle était rapidement devenue une actrice exceptionnelle. À l’âge de dix ans seulement, elle s’était portée volontaire pour participer à une intrigue impliquant la trahison d’un représentant Otomo en visite à Kyūden Bayushi. Elle avait fait honneur à sa mis­ sion. Aujourd’hui, elle était une épouse Otomo. Ses manigances étaient permanentes, et elle en savourait chaque instant. « Même si je ne vous cache rien, Mii-chan, cela ne signifie pas que je peux toujours vous dire ce qui traverse mon esprit. Nous ne sommes plus des enfants qui partagent tous leurs secrets. » « Vous avez donc un secret ? » Son large sourire pénétrait profondément dans ses joues. Elle observa le sentier recouvert de planches de bois, puis le terrain du tournoi. Le sentier menait à plusieurs estrades peintes de couleurs vives et habillées de bannières représentant les teintes et mon des sept Clans Majeurs. Elles délimitaient une spacieuse plateforme en marbre, de forme octogonale, destinée aux démonstrations. Le dais de l’Empereur, enveloppé de soie émeraude et de chrysanthèmes, constituait le huitième côté. « Votre secret concerne-t-il le tournoi à venir ? » demanda Mikuru. Yojiro hocha la tête. « S’agit-il de la véritable raison pour laquelle le tournoi se tient dans la capitale ? Bayushi Goshiu et moi nous sommes disputés à propos de rumeurs. Il semblerait que l’Empereur soit mécontent de l’état du Palais du Champion d’Émeraude. J’ai entendu dire que Doji Satsume avait laissé le château dans un piteux état. » « Il n’y a pas de scandale », soupira Yojiro, las de devoir étouffer les rumeurs. « Notre bien- aimé Empereur est juste trop âgé pour voyager. Honnêtement, Mii-chan, avez- vous déjà entendu les mots «piteux» et «Doji Satsume» dans la même phrase avant ce ragot ? » Mikuru éclata de rire, ce qui était inconvenant pour une jeune femme de la cour. « Je suppose que vous avez raison. Mais pour quelqu’un surnommé «le seul Scorpion honnête», je vous trouve plu­ tôt silencieux. Quel est donc réellement votre secret, Yoji-kun ? » 55 Yojiro observa son visage doux, voyant à peine la nuance d’inquiétude aux commissures de ses lèvres, habituellement si sereines. Qui suis-je prêt à trahir ? Il secoua la tête. « Je suis désolé. » Il sortit un long colis de soie de sa manche et lui offrit. « C’est un cadeau. Je uploads/Litterature/ 22-honneur-loyaute-devoir.pdf

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