ALAIN MABANCKOU Verre Cassé roman ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris Vie Ce

ALAIN MABANCKOU Verre Cassé roman ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris Vie Cet ouvrage a été publié sous la directiond'Émilie Colombani à Pauline Kengué, ma mère ISBN 2-02-068016-5 © ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 2005 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com Page |4 premiers feuillets disons que le patron du bar Le Crédit a voyagé m'a remis un cahier que je dois remplir, et il croit dur comme fer que moi, Verre Cassé, je peux pondre un livre parce que, en plaisantant, je lui avais raconté un jour l'histoire d'un écrivain célèbre qui buvait comme une éponge, un écrivain qu'on allait même ramasser dans la rue quand il était ivre, faut donc pas plaisanter avec le patron parce qu'il prend tout au premier degré, et lorsqu'il m'avait remis ce cahier, il avait tout de suite précisé que c'était pour lui, pour lui tout seul, que personne d'autre ne le lirait, et alors, j'ai voulu savoir pourquoi il tenait tant à ce cahier, il a répondu qu'il ne voulait pas que Le Crédit a voyagé disparaisse un jour comme ça, il a ajouté que les gens de ce pays n'avaient pas le sens de la conservation de la mémoire, que l'époque des histoires que racontait la grand-mère grabataire était finie, que l'heure était désormais à l'écrit parce que c'est ce qui reste, la parole c'est de la fumée noire, du pipi de chat sauvage, le patron du Crédit a voyagé n'aime pas les formules toutes faites du genre « en Afrique quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle », et lorsqu'il entend ce cliché bien développé, il est plus que vexé et lance aussitôt «ça dépend de quel vieillard, arrêtez donc vos conneries, je n'ai confiance qu'en ce qui est écrit», ainsi c'est un peu pour lui faire plaisir que je griffonne de temps à autre sans vraiment être sûr de ce que je raconte ici, je ne cache pas que je commence à y prendre goût depuis un certain temps, toutefois je me garde de le lui avouer sinon il s'imaginerait des choses et me pousserait encore plus à l'ouvrage, or je veux garder ma liberté d'écrire quand je veux, quand je peux, il n'y a rien de pire que le travail forcé, je ne suis pas son nègre, j'écris aussi pour moi- même, c'est pour cette raison que je n'aimerais pas être à sa place au moment où il parcourra ces pages dans lesquelles je ne tiens à ménager personne, mais quand il lira tout ça je ne serai plus un client de son bar, j'irai traîner mon corps squelettique ailleurs, je lui aurai remis le document à la dérobée en lui disant « mission terminée » il faut que j'évoque d'abord la polémique qui a suivi la naissance de ce bar, que je raconte un peu le calvaire que notre patron a vécu, en effet on a voulu qu'il pousse son dernier soupir, qu'il rédige son testament de Judas, ça a commencé avec les gens d'Église, qui, s'apercevant que le nombre de leurs fidèles diminuait les dimanches, ont mené une véritable guerre sainte, ils ont jeté chacun leur Bible de Jérusalem devant Le Crédit a voyagé, ils ont dit que si ça continuait comme ça y aurait plus de messes dans le quartier, y aurait plus de transes lors des chants, y aurait plus de Saint-Esprit qui descendrait au quartier Trois-Cents, y aurait plus d'hosties noires et croustillantes, y aurait plus de vin sucré, le sang du Christ, y aurait plus de garçons de chœur,y auraitplus de sœurs pieuses, y aurait plus de bougies, y aurait plus d'aumône, y aurait plus de première communion, y aurait plus de deuxième communion, y aurait plus de catéchisme, y aurait plus de baptême, y aurait plus rien du tout, et alors tout le monde irait droit en enfer, et puis il y a eu le coup de force du syndicat des cocufiés du week-end et des jours fériés, ils ont prétendu que si leurs femmes ne préparaient plus de la bonne nourriture, si leurs femmes ne les respectaient plus comme les dames du temps jadis, c'était pour beaucoup à cause du Crédit a voyagé, ils ont dit que le respect c'était important, qu'il n'y avait pas mieux que les femmes pour respecter les maris parce que ça a toujours été comme ça depuis Adam et Ève, et ces bons pères de famille ne voyaient pas pourquoi on devait révolutionner les choses, fallait donc que leurs femmes rampent, qu'elles suivent les consignes des hommes, ils ont dit ça, mais en vain aussi, et puis il y a eu les intimidations d'une vieille association d'anciens alcoolos reconvertis en buveurs de flotte, de Fanta, de Pulp'Orange, de grenadine, de bissap sénégalais, de jus de pamplemousse ou de Coca-Cola light trafiqué au Nigeria avec des feuilles de chanvre indien, ces gars intégristes ont assiégé le bar pendant quarante jours et quarante nuits, mais en vain aussi, et puis il y a eu une action mystique des gardiens de la morale traditionnelle, des chefs de tribu avec leurs gris-gris qu'ils jetaient à l'entrée de l'établissement, avec leurs paroles de malédiction qu'ils adressaient au patron du Crédit a voyagé, avec des âmes mortes qu'ils faisaient parler, et ils prophétisaient que le commerçant allait crever à petit feu, qu'ils allaient le pousser doucement à prendre lui-même un ascenseur pour l'échafaud, mais en vain aussi, et puis il y a eu enfin une action directe des groupes de casseurs payés par quelques vieux cons du quartier qui regrettaient la Case de Gaulle, la joie de mener une vie de boy, une vie de vieux Nègre et la médaille, une vie de l'époque de l'exposition coloniale et des bals nègres de Joséphine Baker gesticulant avec des bananes autour de la taille, et alors ces gens de bonne réputation ont tendu un piège sans fin au patron avec leurs casseurs cagoules qui sont venus au m ilieu de lanuit,au cœurdesténêbres,ilssontvenusavec des barres de fer de Zanzibar, des massues et des gourdins du Moyen Age chrétien, des sagaies empoisonnées de l'ère de Chaka Zulu, des faucilles et des marteaux communistes, des catapultes de la guerre de Cent Ans, des serpes gauloises, des houes pygmées, des cocktails Molotov de Mai 68, des coupe- coupe hérités d'une saison de machettes au Rwanda, des lance-pierres de la fameuse bagarre de David contre Goliath, ils sont venus avec tout cet arsenal impressionnant, mais en vain aussi, et ils ont quand même démoli une partie de l'établissement, et toute la ville en a parlé, et toute la presse en a parlé, La rue meurt, La Semaine africaine, Mwinda, Mouyondzi Tribune, il y a même eu des touristes qui venaient des pays voisins pour voir ce lieu de très près comme des pèlerins visitant le mur des Lamentations, et ces touristes prenaient des photos en pagaille pour je ne sais quel but, mais ils prenaient quand même des photos, il y en a même parmi les habitants de cette ville qui n'avaient pas mis les pieds dans le quartier Trois-Cents et qui le découvraient avec stupéfaction, ils se demandaient alors comment les gens faisaient pour vivre en parfaite cohabitation avec les immondices, les mares d'eau, les carcasses d'animaux domestiques, les véhicules brûlés, la vase, la bouse, les trous béants des artères et les maisons qui étaient au bord de l'effondrement, et notre barman a donné des interviews à gauche et à droite, et notre barman est devenu du jour au lendemain un martyr, et notre barman est passé du jour au lendemain dans toutes les émissions, il a parlé en lingala du nord du pays, en munukutuba de la forêt du Mayombe, en bembé des habitants du pont de Moukoukoulou qui ont la manie de régler leurs différends au couteau, et tout le monde le connaissait maintenant, il devenait célèbre, il inspirait de la pitié, on voulait l'aider, il y a même eu des lettres de soutien, des pétitions pour ce brave type qu'on a alors commencé à appeler «L'Escargot entêté », mais il fallait surtout compter avec les soûlards qui sont toujours solidaires jusqu'à la dernière goutte de vin et qui sont donc passés à l'action, ils se sont retroussé les manches pour réparer les dégâts matériels causés par les gens qui regrettaient l'exposition coloniale, la Case de Gaulle, les bals nègres de Joséphine Baker, et cette histoire banale pour certains est devenue un fait national, on a parlé de « l'Affaire Le Crédit a voyagé », le gouvernement en a discuté au Conseil des ministres, et certains dirigeants du pays ont réclamé la fermeture immédiate et sans condition de l'établissement, mais d'autres s'y sont opposés avec des arguments à peine uploads/Litterature/ verre-casse 1 .pdf

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