Romanica Cracoviensia 15 (2015): 224–238 doi: 10.4467/20843917RC.15.016.4283 ww
Romanica Cracoviensia 15 (2015): 224–238 doi: 10.4467/20843917RC.15.016.4283 www.ejournals.eu/Romanica-Cracoviensia Iwona Piechnik Université Jagellonne de Cracovie TURCISMES CHEZ PIERRE LOTI ET LEURS TRADUCTIONS EN POLONAIS Pierre Loti’s Turkisms and their translations in Polish ABSTRACT The article deals with three connected “Turkish” novels by Pierre Loti [a pen name of Julien Viaud] (1850–1923), a French writer deeply enamoured with Turkey (although at the close of the end of the Ottoman Empire). The main object is to present Turkish words, phrases and sentences that Loti used often in order to enrich his works by local elements. The second aim is to show Polish (yet pre-war) translations of those novels, paying special attention to their Turkish elements. KEY WORDS: Turkisms, Orientalisms, Turkish culture, Turkish language, Loti. Au Professeur Stanisław Stachowski Dans le présent article, nous voulons montrer les turcismes (mots, expressions et phrases) que l’on trouve dans trois romans de Pierre Loti (1850–1923, de son vrai nom : Julien Viaud), « voyageur spécialisé dans l’Orient, chantre de Stamboul » (Barthes 1972 : 170), l’un des plus grands turcophiles dans le panthéon littéraire français, bien qu’aujourd’hui mis de côté dans les études turcologiques en France (cf. p.ex. Işıksel & Szurek 2014). Ces « turqueries » lotiennes ne sont pas de vains exotismes pour épicer ses œuvres, mais sont les preuves d’un profond amour de l’écrivain pour la Turquie et la langue turque de l’époque ottomane. D’ailleurs, même si Loti est l’auteur de nombreuses œuvres issues de ses expériences de différents voyages et séjours dans le monde entier (y compris Tahiti et Japon), en tant qu’officier de la marine de la prime jeunesse jus- qu’à la retraite, ce sont justement ses œuvres « turques » qui gardent la plus forte em- preinte du pays. En outre, c’est la Turquie qui sera le centre de ses plus grands intérêts et une source essentielle de son inspiration littéraire et de ses sympathies politiques. Les romans que nous avons choisis forment un cycle dont le thème majeur est l’amour de Loti pour une jeune Turque d’origine circassienne : Aziyadé, dont le sou- venir est devenu le noyau de la vie sentimentale de l’écrivain, un souvenir indissoluble- ment lié à son attachement pour la Turquie. Nous avons choisi ces romans aussi par le fait qu’ils ont été traduits en polonais 1, ce qui permet de voir les turcismes lotiens dans un autre champ ; en outre, ces traductions sont bien anciennes, parce qu’elles viennent de l’époque (respectivement 1907, 1924 et 1926) où la langue polonaise, suite à un 1 Cependant, aujourd’hui, on parle peu de cet auteur en Pologne. Cf. p.ex. Cegielski 2009. Turcismes chez Pierre Loti et leurs traductions en polonais 225 long démembrement du territoire polonais (entre l’Allemagne, l’Autriche et la Russie), n’a pas encore stabilisé ses normes orthographiques, grammaticales ni lexicales com- munes à tous ses locuteurs. 2 En outre, l’art de traduire se caractérisait alors d’une cer- taine liberté, voire d’une nonchalance qui serait impensable aujourd’hui. Il est à souli- gner aussi que les tendances à l’adaptation et naturalisation étaient bien fortes : à pre- mière vue, on peut le voir dans les noms propres (cf. Piotr Loti !) – cette propension est d’autant plus délicate dans les textes si exotiques comme ces romans « turcs » de Loti. LOTI ET LA TURQUIE Loti voit Constantinople pour la première fois en août 1876, quand il y arrive em- barqué sur le Gladiateur, navire stationnaire de l’Ambassade de France pour patrouiller les côtes turques après l’assassinat des consuls de France et d’Allemagne. Il y séjourne jusqu’au mois de mars 1877 3, en habitant différents quartiers de la ville. Hors ses devoirs de faction à bord, il passe beaucoup de temps sur la côte où y vit clandestine- ment avec une jeune femme (mariée !) turque d’origine circassienne, qu’il avait déjà rencontrée en mai à Salonique, pendant son précédent stationnement (mai–juillet 1876). Son premier roman Aziyadé décrit cette heureuse vie « turque ». Après ce premier long séjour, il ne reviendra en Turquie qu’en automne 1887 pour constater tristement la mort de ses connaissances d’antan, surtout celle de sa bien-aimée Aziyadé. Le fruit de ce voyage est le roman Fantôme d’Orient. Plus tard, il sera à Con- stantinople, brièvement, au printemps 1890 et 1894. Ensuite, il y a un autre long séjour « turc » qui a marqué sa vie : 1903–1904. C’est alors qu’il y rencontre trois femmes qui se disent « Turques désenchantées » et qui, en profitant de son affection pour Aziyadé (appelée « Medjé » dans ce roman), lui feront écrire (par ruse !) un autre roman : Les désenchantées : sur les femmes « opprimées » par les traditions musulmanes turques. Pendant toute sa vie, depuis sa prime jeunesse, Loti décrivait la Turquie aussi dans de nombreux articles dans des journaux. Devenu célèbre grâce à ses romans et membre de l’Académie Française, sa voix est devenue particulièrement considérable dans la presse, significative surtout pendant les guerres balkaniques (1912–1913), quand il plai- dait la cause de l’Empire Ottoman, et il se souciait de son déclin. Les articles que Loti avait écrits en faveurs des Turcs ont été recueillis dans : Turquie agonisante (1913) et Suprêmes visions d’Orient (1921, en collaboration avec son fils Samuel). Quant à la connaissance de la langue turque par Loti, Pierre Briquet, dans son ouvrage Pierre Loti et l’Orient, a consacré un chapitre à la question « Loti savait-il le turc ? » (Briquet 1945 : 594–605) où il constate que sa maîtrise du turc devait être imparfaite, même s’il parlait couramment en vivant parmi les Turcs. Loti n’avait pas de rudiments scolaires de la grammaire ni de riche vocabulaire. À cette époque, la langue turque ottomane était pleine d’arabismes et les Turcs utilisaient encore l’écriture arabe que Loti ne connaissait probablement pas trop bien. Il notait comme il entendait dans son oreille. Sa transcription à la « française » a été de son invention d’après son bon sens. 2 Le regain d’indépendance en 1918 n’a permis que d’ouvrir un processus d’uniformisation de la langue. 3 C’est donc juste avant le déclenchement de la guerre russo-turque (avril 1877–mars 1878). Iwona Piechnik 226 EMPRUNTS AU TURC EN FRANÇAIS ET EN POLONAIS Quant à la France, les contacts plus intensifs (diplomatiques et commerciaux) et les alliances politiques avec l’Empire Ottoman datent depuis François Ier, ce qui a favorisé l’afflux d’emprunts dans les deux langues. Mais si les emprunts du turc au français se comptent par milliers (cf. Berk-Bozdemir 2005, Treps 2009 : 279–290), en français, on ne trouve qu’une cinquantaine d’emprunts dits au turcs, dont les plus fréquents sont : agha/aga, angora, bachi-bouzouk, bakchich, baklava, bergamote, bey, café, cafetan, caïque, caracal, caraco, casaque, caviar, chabraque, chagrin, chibouque/chibouk, chiche-kebab, colback, cravache, dey, divan, dolman, ef(f)endi, falzar, firman, giaour, gilet, halva, hammam, hongrois, janissaire, kebab, khédive, kief, kilim, kiosque, laiton, mahonne, minaret, moussaka, muezzin, oda- lisque, ottoman, ouighour/ouïgour, ourdou, pacha, pilaf, quasi, raïa/raya, raki, salamalec, san- djak, savate, sorbet, spahi, sultan, sultane, talpack, tcharchaf, tréhalose, tricoises, tulipe, turban, turbé/turbeh, turc, turcique, turco, turkmène, turquerie, turquoise, vilayet, vizir, yaourt, yatagan... Bien sûr, certains de ces turcismes ne sont pas de mots purement turcs. Beaucoup viennent de l’arabe (p.ex. café, minaret, muezzin, raki, salamalec, sorbet, vilayet, vizir), d’autres du persan (p.ex. firman, pilaf, spahi), parfois par l’arabe (p.ex. divan < turc < arabe < persan). Les mots qui tirent leur origine directement du turc sont p.ex. : bey, dey, giaour, hongrois, janissaire, kebab, kilim, kiosque, sandjak, tcharchaf, yaourt, etc. Quant au polonais, beaucoup de turcismes se répètent par rapport à ceux en fran- çais, p.ex. : hałwa, janczar, jogurt, kawa, kebab, kilim, kiosk, kołpak, korbacz, pasza, tulipan, turban, etc. Cependant, la richesse des contacts (positifs par les contacts pai- sibles de voisinage et négatifs par des invasions de peuples turciques) a donné une abondance d’emprunts aux langues turciques en polonais : leur nombre dépasse large- ment mille, bien que certains soient déjà un peu vieillots et rarement utilisés. De toute façon, les dictionnaires historiques de Stanisław Stachowski (2007, 2014) en comptent plus d’un mille. Les premiers turcismes que l’on trouve en polonais datent encore de l’époque protoslave, mais leur plus grand nombre est entré probablement entre le XIVe et le XVIIe siècles (pour les données du moyen âge, il y a peu de sources). Pendant ce temps, des peuples turciques côtoyaient les frontières sud-est du royaume polonais : c’étaient surtout les Turcs kiptchaks (Coumans ou Polovtses), communément – mais faussement – appelés par un terme général « Tartares » (cf. Majtczak et al. 2013 : 100). On peut résumer que les turcismes en polonais viennent de 3 grandes sources : 1) turcismes directs (entrés par des contacts directs) grâce au voisinage, 2) turcismes par l’intermédiaire des voisins slaves (ukrainiens, russes, slovaques et tchèques) ou roumains, 3) turcismes « internationaux » (parfois par l’intermédiaire des langues occidentales). AZIYADÉ (1879) C’est le premier roman de Julien Viaud, publié au début de 1879 sans nom d’auteur. Le livre est écrit comme si c’étaient des notes (en fait, c’étaient des extraits uploads/Litterature/ 22-piechnik-rc-15.pdf
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- Publié le Jui 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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