StRBS 27b (13.07.2016) La rhétorique sémitique dans le Coran Michel Cuypers I.
StRBS 27b (13.07.2016) La rhétorique sémitique dans le Coran Michel Cuypers I. LA NAISSANCE D’UNE RECHERCHE Pourquoi une nouvelle exégèse du Coran ? Le livre sacré des musulmans a en effet été surabondamment étudié, analysé, commenté, dès les débuts de l’islam : durant surtout les quatre premiers siècles de l’hégire (VIIe-XIe siècles) s’est développée une littérature considérable de commentaires. Cette littérature s’est poursuivie jusqu’à nos jours. Mais cette exégèse traditionnelle, après avoir donné tout ce qu’elle pouvait, a depuis longtemps épuisé ses ressources: pendant des siècles, on a surtout répété les commentaires des premiers siècles, y ajoutant peu de choses nouvelles. Les grands commentaires classiques restent certes des références et il faut les consulter, notamment pour les questions de grammaire ou de philologie. Mais ils ne peuvent guère répondre aux préoccupations de l’homme moderne, qui vit dans un tout autre monde. C’est bien pourquoi sont apparus, au XXe siècle, d’importants commentaires idéologiques, dont les plus connus sont ceux de l’Indo-pakistanais Mawdûdî (m. 1979) et de l’Égyptien Sayyid Qutb (m. 1966), l’idéologue des Frères musulmans. Ce sont des inter- prétations du Coran qui projettent sur le texte les préoccupations sociales et politiques actuelles, lesquelles n’ont bien entendu rien à voir avec celles du VIIe siècle qui a vu apparaître le Coran. Or, les courants islamistes contemporains se réclament directement de ces commentaires idéologiques. Pris entre une exégèse traditionnelle sclérosée et une exégèse idéologique moderne qui conduit aux violences que l’on connaît aujourd’hui, de plus en plus nombreux sont les penseurs et intellectuels musulmans à réclamer une nouvelle exégèse. Une exégèse qui retourne au texte lui-même, au-delà du poids de la tradition exégétique ancienne et des projections idéologiques modernes, pour l’analyser avec les instruments des sciences humaines actuelles, notamment la linguistique, l’analyse littéraire et l’histoire, comme l’ont fait les exégètes de la Bible dans leur domaine, depuis la fin du XIXe siècle, avec un succès spectaculaire. À vrai dire, ce travail a déjà commencé, pour le Coran, depuis le milieu du XIXe siècle, mais cela a été jusqu’à une date toute récente le fait quasiment exclusif des savants orientalistes occidentaux. Et leur méthode commune, jusqu’à nos jours, est celle de la critique historique, soucieuse avant tout d’établir une chronologie des sourates et des fragments de sourates en vue de Michel Cuypers, « La rhétorique sémitique dans le Coran » 2 comprendre la genèse du texte du Coran. Emblématique est à cet égard l’His- toire du Coran, Geshishte des Qur’ân, de l’Allemand Theodor Nöldeke, qui fait toujours référence en ce domaine. Le point de vue de ces savants est donc avant tout diachronique. Leur apport scientifique est énorme : on peut le trouver dans l’Encyclopédie de l’Islam, et la toute récente Encyclopaedia of the Qur’ân en anglais. Les grands centres de théologie musulmane, comme l’Université al- Azhar, au Caire, restent cependant jusqu’à ce jour très méfiants à l’égard de ces méthodes modernes, jugées trop positivistes et désacralisantes, traitant leur objet comme n’importe quel autre objet des sciences humaines, n’hésitant pas, par exemple à déplacer des versets du Coran pour donner au texte une suite plus logique. L’approche historico-critique du texte du Coran a été favorisée, il faut le dire, par le caractère fragmentaire du texte. C’est en effet une expérience absolument commune à tout lecteur — en tout cas à tout lecteur non-musulman qui n’a pas grandi avec ce texte depuis son enfance — d’être déconcerté et vite découragé par l’apparent désordre du texte coranique. Celui-ci ne se déroule pas de manière linéaire, comme le développement progressif d’un ou de plusieurs thèmes, tel que nous y a accoutumés la rhétorique grecque. Les sujets, dans le Coran, s’entremêlent ; un thème à peine abordé est aussitôt interrompu, pour réapparaître éventuellement plus loin. Des incises introduisent parfois un sujet totalement étranger au contexte. Prenant acte de ce désordre du texte, comme d’un fait, les partisans de la méthode historique ont cherché à y mettre de l’ordre, un ordre à la fois historique et logique. Or, les biblistes se sont trouvés eux aussi confrontés à des textes fragmen- taires et composites, comme les textes des livres prophétiques, le Pentateuque ou même les évangiles. À côté de l’approche diachronique historico-critique, qui, partant de l’hypothèse d’un texte composite, décompose le texte pour en établir la genèse et déterminer la chronologie des fragments, s’est développée, dans le domaine biblique, une approche synchronique qui part d’une hypothèse inverse, à savoir que le texte, dans sa rédaction finale, tel que nous l’avons, doit avoir une certaine unité et une cohérence, qu’il revient précisément à l’exégèse de mettre en évidence. Cette approche, appelée « analyse rhétorique », a maintenant fait ses preuves dans les études bibliques. Celle-ci est l’aboutissement de deux siècles et demi d’études attentives du texte de la Bible, et a été excellemment systématisée depuis vingt ans par le père Roland Meynet, jésuite, professeur de théologie biblique à l’Université Grégorienne, à Rome, notamment dans ses deux ouvrages théoriques majeurs : L’analyse rhétorique, une nouvelle méthode pour Michel Cuypers, « La rhétorique sémitique dans le Coran » 3 comprendre la Bible1, repris et développé récemment dans un monumental Traité de rhétorique biblique2. C’est cette approche synchronique du texte que, depuis une douzaine d’an- nées, j’ai essayé d’appliquer au Coran. Ma recherche est donc tout à fait inter- disciplinaire, puisque j’applique à l’exégèse coranique un système d’analyse directement issu de l’exégèse biblique. Au départ, ce n’était bien sûr qu’une hypothèse de travail. Mais comme une recherche avait déjà été menée avec succès il y a une vingtaine d’année par quatre chercheurs au Liban, deux chrétiens, jésuites (Roland Meynet et Louis Pouzet) et deux musulman (Ahyaf Sinno et Nayla Farouki), appliquant cette méthode d’analyse à quelques textes de hadiths (traditions prophétiques remon- tant à Muhammad), il m’a semblé logique d’essayer d’appliquer la même méthode au texte du Coran, contemporain des hadiths3. J’ai commencé par analyser de courtes sourates, et très rapidement j’ai acquis l’évidence que ce système convenait parfaitement pour l’analyse du texte coranique: je n’avais rien à changer à la théorie de Roland Meynet, tous ses principes se vérifiaient exactement dans le texte du Coran. Après l’étude d’une trentaine de sourates brèves ou moyennes, réputées dater des débuts de la prophétie muhamadienne, j’ai choisi d’entreprendre l’analyse de la longue sourate 5 (appelée habituelle- ment « la Table dressée », en arabe al-Mâ’ida), parce qu’elle serait, selon la tradition, chronologiquement la dernière : ainsi aurait été vérifiée la pertinence de la méthode pour les textes attribués soit au début, soit à la fin de la révélation coranique. Ce qui permettrait d’extrapoler raisonnablement et d’affirmer que, selon toute vraisemblance, la totalité du Coran est construit selon ces mêmes principes de composition. Cette méthode semble bien être la redécouverte des techniques d’écriture et de composition que les scribes du monde sémitique ancien mettaient en œuvre pour rédiger leurs textes. Le mot « rhétorique » doit être pris ici au sens précis de « l’art de la composition du texte » (qui correspond seulement à une partie de la rhétorique classique gréco-romaine, à savoir la dispositio). Cette rhétorique biblique et, plus largement, sémitique, diffère totalement de la rhétorique grecque dont toute notre culture occidentale a hérité (et même la culture arabe, 1 R. MEYNET, L’Analyse rhétorique. Une nouvelle méthode pour comprendre les textes bibliques : textes fondateurs et exposé systématique, Initiations, éd. du Cerf, Paris 1989. Trad. italienne : L’analisi retorica, BiBi(B) 8, Queriniana, Brescia 1992 ; trad. anglaise : Rhetorical Analysis. An Introduction to Biblical Rhetoric, JSOT.S 256, Sheffield Academic Press, Sheffield 1998. 2 R. MEYNET, Traité de rhétorique biblique, Rhétorique sémitique 4, Lethielleux, Paris 2007 ; deuxième édition revue et corrigée, Rhétorique sémitique 11, Gabalda, Pendé 2013. 3 Cette recherche, d’abord publiée en arabe, a été ensuite publiée en français sous le titre de Rhétorique sémitique, éd. du Cerf, Paris 1998. Michel Cuypers, « La rhétorique sémitique dans le Coran » 4 après son ouverture rapide à l’héritage grec). Dans la rhétorique grecque, le discours se présente de manière linéaire, partant d’une introduction, pour arriver par un développement à une conclusion, soit, en termes classiques, la séquence « exorde, narration, discussion, péroraison ». La rhétorique sémitique, elle, est fondée sur un principe simple, celui de la symétrie, qui se déploie en un jeu complexe de correspondances, donnant au texte une allure plus géométrique ou spatiale, que linéaire. La cohérence du texte sera donc à comprendre en un tout autre sens que dans la rhétorique classique occidentale. II. LA MÉTHODE Avant d’étudier de plus près un texte, je résume très brièvement l’essentiel de la méthode. La symétrie, omniprésente dans le texte, peut prendre trois formes, ou trois « figures de composition » : 1. Le parallélisme, quand les éléments textuels correspondants reviennent dans le même ordre, soit, par ex. ABC//A’B’C’ : – Au nom de Dieu, le Très-Miséricordieux, le Miséricordieux. – Louange à Dieu, Seigneur des mondes. (Coran 1,1-2) Le parallélisme peut être synonymique, comme dans l’exemple donné, ou antithétique : = Alors celui dont la balance sera lourde [sera] dans une vie agréable, = uploads/Litterature/ 27b-cuypers-la-rhetorique-semitique-dans-le-coran.pdf
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- Publié le Jul 31, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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