Revue d’études proudhoniennes (REP), 1, 2015 Georges Navet, « Les échanges entr
Revue d’études proudhoniennes (REP), 1, 2015 Georges Navet, « Les échanges entre Proudhon et Michelet: fédérations ou fédéralisme ? », p. 84-102. 84 Les échanges entre Proudhon et Michelet : fédérations ou fédéralisme ?* Georges Navet Université Paris 8 Résumé : Après avoir analysé les trois phases des rapports entre Proudhon et Michelet et souligné l’importance pour le premier de la rencontre de 1851, l’article se focalise sur ce qui ne peut avoir été qu’un croisement entre les deux auteurs, et surtout sur les réticences, plus ou moins explicites, de l’anarchiste fédéraliste à l’égard de la manière qu’a l’historien républicain de comprendre le mouvement des fédérations. Le point crucial est que les fédérations michelettiennes sont portées par une exaltation et un enthousiasme qui les entraînent vers une unité fusionnelle (la nation), débordent les réalités (notamment celle du travail) sans être capables de les réorganiser en profondeur et s’avèrent impuissantes à se pérenniser. Se voulant plus réaliste, Proudhon voit dans ces fédérations un mouvement spontanément fédéraliste contenant une réorganisation virtuelle du monde du travail par le bas, un mouvement que donc le haut (le gouvernement) ne pouvait que s’efforcer de refouler et dont à aucun moment il n’a pu être le simple « greffier » comme le voulait Michelet. Mots-clés : Proudhon, Michelet, Révolution, fédérations, fédéralisme. Trois phases se succèdent dans les rapports entre Proudhon et Michelet. 1/ La première, qui va de 1838 à 1851, se caractérise par une forte asymétrie. Proudhon lit Michelet, rien ne prouve que Michelet lise Proudhon à cette époque, et même qu’il connaisse ses thèses autrement que par ouï-dire lorsqu’il les égratigne dans Le Peuple. Par ailleurs, comment le déjà célèbre historien aurait-il pu distinguer dans la foule qui se pressait à ses leçons du Collège de France l’auditeur anonyme et du reste peu enthousiaste qu’était le Bisontin ? 2/ Le tournant a lieu en mars 1851; s’instaure une période d’échanges épistolaires * Ces pages reprennent le texte d’une intervention faite le 9 novembre 1990 lors du Colloque international « Proudhon (1809-1865): Fédération… Fédéralisme » qui eut lieu à Besançon (8 et 9 novembre 1990) et à La Chaux-de-Fonds (10 novembre 1990). Voir aussi, sur le sujet, Chantal Gaillard, « La correspondance de Proudhon avec Michelet », in Proudhon : sa correspondance et ses correspondants, Cahiers de la Société P.-J. Proudhon, 1994, p. 57 et sq. [Note de l’éditeur : Cet article est une version revue et corrigée du texte de l’auteur publié en 1995 in : Archives proudhoniennes, Société P.-J. Proudhon, Paris, p. 23-44]. Revue d’études proudhoniennes (REP), 1, 2015 Georges Navet, « Les échanges entre Proudhon et Michelet: fédérations ou fédéralisme ? », p. 84-102. 85 et de rencontres1, qui atteint très vite son acmé, et dont l’intensité va aller décroissant. 3/ On ne peut parler de rupture: les rapports plutôt s’effilochent au milieu des années 50. Les deux hommes continuent à s’envoyer leurs publications, mais les échanges épistolaires s’espacent, jusqu’à cesser après 1860. Il n’y eut pas de polémique, pas de brûlot analogue à Misère de la philosophie ou à Nietzsche contre Wagner, pas même de texte publié où l’un décortiquerait longuement et explicitement un écrit de l’autre. Sans doute y eut-il une véritable amitié entre les deux hommes, qui retint Proudhon, en dépit par exemple de ses réserves sur l’ « érotique » de Michelet, d’exprimer publiquement son désaccord avec un livre tel que La Femme. Quant à Michelet, comment expliquer qu’il tienne à publier dans la Préface de 1868 2 à son Histoire de la Révolution française la lettre que lui adressa le « grand socialiste » à ce propos, sinon à la fois comme un hommage à l’ami disparu, et une nouvelle preuve que l’élan des Fédérations de 1790, unanime en lui-même, faisait toujours soixante ans plus tard l’unanimité sur lui, sa place centrale et son caractère unificateur ? Demeure pourtant une certaine dissymétrie des apports. Proudhon reconnaît avoir appris de Michelet, alors que ce dernier semble surtout chercher confirmation de l’impact de ses idées sur un esprit qu’il fait plus qu’estimer. Les routes ne font que se croiser. Les deux opérateurs intellectuels du rapprochement auront incontestablement été la condamnation du jacobinisme et l’intérêt pour cet acteur collectif qu’est le peuple. Si marqué qu’il ait pu être par Michelet, Proudhon développe en fin de compte une toute autre logique que lui, une toute autre vision de l’espace socio-politique… Le problème est que cette divergence n’est jamais complètement explicitée comme telle: jamais Proudhon n’affirma sa conception en l’opposant à celle de Michelet, ni, en sens inverse, Michelet en s’opposant à Proudhon. Après avoir brièvement retracé les trois phases de relations entre les deux hommes, nous nous efforcerons de dégager ce qui différencie leurs logiques, sur l’exemple privilégié des Fédérations et du fédéralisme. Nous laisserons de côté l’autre point fondamental de divergence, la question de la place et du rôle des femmes, qui demanderait une autre étude. 1 « Visite de Michelet, professeur d’Histoire à Paris », note Proudhon le 29 octobre 1851 (Carnets de P. J. Proudhon, texte établi par Pierre Haubtmann, t. 4, Carnet n° 9, 215, Marcel Rivière & Cie, Besançon, 1974, p. 379). Rappelons que Proudhon est alors emprisonné. 2 Celle qui, dans l’édition de 1869, est placée au début du tome III. La lettre concernée est celle d’avril 1851. Dans l’édition Pléiade, établie par G. Walter, de l’Histoire de la Révolution française, la « Préface de 1868 » se trouve t. II, p. 999 et sq. Revue d’études proudhoniennes (REP), 1, 2015 Georges Navet, « Les échanges entre Proudhon et Michelet: fédérations ou fédéralisme ? », p. 84-102. 86 1. Les trois époques d’une relation intellectuelle I L’Académie de Besançon, en proclamant Proudhon boursier de la Pension Suard (août 1838), entendait que le lauréat continuât ses études à Paris. Non sans réticence, Proudhon obtempérait en novembre, et allait écouter quelques professeurs de spécialités diverses. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est guère enthousiasmé par Michelet: « médiocre éloquence […] style négligé […] arbitraire dans l’appréciation des choses et des faits, beaucoup de vague et peu de solidité »3. Il retourna néanmoins l’entendre en janvier 1840. Il note, le 16 janvier: « ses leçons ne sont ni travaillées, ni préparées, ni seulement méditées. Il passe une heure à débiter des généralités métaphysiques »4. Le 20, il parlera de « leçons débitées dans un style fatigant, haché, saccadé, sans facilité ». Il se promet de revenir le 23, à seule fin d’apprendre qui est le « personnage plus grand que César, Alexandre et Napoléon » que le professeur a promis de présenter ce jour-là ; il est quasiment certain que ce sera la dernière fois5. Mais il s’avéra que le « personnage » en question était le « peuple », ce qui amena Proudhon à persévérer dans la fréquentation des cours de Michelet et à lire ses livres… Il évoquera Vico dans Qu’est-ce que la propriété?6, et de nouveau dans son Deuxième mémoire. Lettre à M. Blanqui sur la propriété, qui est de 18417. Il puise son savoir dans les Principes de la philosophie de l’histoire, traduits de la Scienza nuova, que Michelet avait fait paraître en 1827, ou dans les Œuvres choisies de l’auteur napolitain que le même avait proposées au public en 1835. Mais il ne s’agit là que du Michelet traducteur. Le Deuxième mémoire montre que ses réserves sur le style oral de l’enseignant, n’ont pas empêché Proudhon d’entreprendre la lecture de l’auteur. Les Origines du droit français y sont plusieurs fois citées8, que l’étudiant réticent a lu en janvier et février 1840, comme l’Introduction à l’histoire universelle et l’Introduction à la Science Nouvelle de Vico9. « J’ai lu dans le temps votre livre du Prêtre, auquel vous devez croire que je donne tout à fait les mains ; j’ai lu également le livre du Peuple. Je possède les Origines du droit français, Vico et la vie de Luther […]. Je suivais vos 3 Cahier n° 4 in 4°, cité par Pierre Haubtmann p. 173 (note) de son Pierre-Joseph Proudhon, Sa vie et sa pensée, Beauchesne, 1982. 4 Cahier XI in 8°, cité par Pierre Haubtmann, ibid. 5 Ibid. 6 Page 333 de l’édition M. Rivière. 7 Page 55 de l’édition M. Rivière. 8 Édition Rivière, p. 56 (note), p. 62 (note), p. 66 (texte et note). Michelet publia Les Origines du Droit français cherchées dans les symboles et formules du droit universel en 1837; s’y conjuguent les influences de Jakob Grimm et de G.B. Vico. 9 Voir P. Haubtmann, op. cit., note 25, p. 173. Cf. aussi note 15, p. 249, sur Proudhon lecteur de Vico. Revue d’études proudhoniennes (REP), 1, 2015 Georges Navet, « Les échanges entre Proudhon et Michelet: fédérations ou fédéralisme ? », p. 84-102. 87 leçons en 1838, 39, 40, 41, 42 ; - vous jugez d’après cela que je connais assez bien mon Michelet », écrira plus tard Proudhon à son nouvel ami10. L’intérêt pour le « personnage » du peuple joua un rôle incitateur, mais aussi, uploads/Litterature/ 8-michelet-proudhon.pdf
Documents similaires










-
27
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 20, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3440MB