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________________________________________________________ Automne 1996 215 ________________________________________________________ La littérature maghrébine de langue française à l'épreuve du temps ________________________________________________________ Yamina Mokaddem "Folie de la langue, mais si douce si tendre en ce moment Bonheur indicible! Ne dire que cela: apprends-moi à parler dans tes langues" A. Khatibi, Amour bilingue, 1983. On relève souvent, à juste titre, que le mot "cri" s'inscrit au centre du verbe "écrire", et par là-même, à la naissance de l'acte d'écriture. Toute écriture, et a fortiori l'écriture maghrébine de langue française qui nous intéresse ici particulièrement, est, en effet, tension. Tension entre deux univers culturellement différents, tension entre deux histoires pourtant intimement liées, tension entre deux langues, l'une maternelle et du "dedans", l'autre, langue du colonisateur et donc langue du "dehors", pour reprendre les expressions d'Assia Djebar. Cette littérature qui est née, rappelons-le, dans un contexte bien précis, celui de la colonisation et des mouvements de libération nationale, ne cesse aujourd'hui, surtout pour ce qui est de l'Algérie et des écritures de femmes en particulier, de se déployer, occupant une place non négligeable dans l'espace des littératures nationales voire internationales, malgré les perspectives peu encourageantes que de nombreux critiques et idéologues avaient dessinées dès l'accession des pays du Maghreb à leur indépendance. Est-ce donc à dire pour autant que le français, en tant que langue d'écriture, a permis et favorisé le déploiement de l'espace littéraire maghrébin particulièrement fécond aujourd'hui? L'histoire coloniale a fortement marqué la littérature maghrébine de langue française et plus particulièrement la littérature algérienne. Le français "butin de guerre" selon l'expression de Kateb Yacine a, dans un ________________________________________________________ Confluences 216 premier temps, été une arme de revendication face à l'"Autre", puis, dans un second temps, face au "Même", le moyen de s'analyser et de mettre à nu les maux sociaux du Maghreb indépendant. Plusieurs préoccupations ont donc dominé la thématique des plus importantes œuvres de cette littérature depuis sa naissance. — identité, affirmation de soi, refus de l'ordre colonial et de son idéologie, avant les indépendances à travers des textes dits de "témoignage" et de "combat revendicateur". — critique sociale, relation au pouvoir, insatisfaction culturelle, origine et identité, conflit entre les différentes formes de culture, oralité, exil..., dans les productions d'après. Parce que langue de la distanciation, le français a sans nul doute permis, non seulement l'émergence de toute une production littéraire spécifique, mais aussi pour ce qui est des auteurs, d'échapper, grâce au recul créateur, au danger des discours dominants qui ont prévalu après les indépendances, donnant ainsi une image réelle et juste du Maghreb. Dans cet "isthme de l'entre-deux-langues" dans lequel se situe cette littérature, des œuvres de plus en plus fortes, dans des formes littéraires de plus en plus recherchées ont vu et voient encore aujourd'hui le jour, multipliant subtilement les formes de l'interculturalité et des syncrétismes culturels. Une nouvelle problématique identitaire se forge ainsi, notamment à travers la reconstruction d'une langue retravaillée, re- rythmée, donnant à lire le questionnement des auteurs sur les phénomènes socio-historiques et culturels qui sous-tendent l'histoire récente de leur société et de leur pays. D'une façon différente, de l'autre côté de la Méditerranée, depuis les années 70, cette problématique identitaire trouve, aussi, son écho, dans les productions littéraires de l'immigration, deuxième et troisième générations appelées généralement "beur". Si la caractérisation de cette littérature reste assez ambiguë, c'est parce que les auteurs, situés dans l'entre-deux culturel, se disent à la fois français, de fait et de sol, et maghrébins de par leur ascendance. Leur production, somme toute particulière, dans l'espace de la littérature maghrébine ou française, louée à la fois pour sa valeur littéraire et son aspect sociologique, ouvre le champ d'un espace narratif spécifique ou les processus de filiation, au sens identitaire du terme, qui sont au cœur même du récit, sont soit remis en question, soit sublimés. Dans le contexte de l'immigration, cette fragilisation de la filiation, que donnent à lire les textes de cette génération dite "beur" montre bien les déchirements, voire les conflits intérieurs de ces jeunes auteurs (et par-là même de toute une génération dont ils sont les porte-parole), à la recherche d'une stabilisation de leur identité et de leur appartenance soit à leur communauté d'origine, soit à la société de leur pays de naissance ou d'accueil, soit à un troisième espace hybride, celui de la "culture beur" qu'ils ont eux-mêmes généré et façonné, pour combler une lacune identitaire produite par le dédoublement linguistique et culturel. Par ailleurs, sur un autre versant, s'est développée surtout après les indépendances, toute une production littéraire émanant de ce que j'appellerai "seconde génération des pieds-noirs", c'est-à-dire celle qui a ________________________________________________________ Automne 1996 217 vu ses ascendants quitter l'Algérie en 1962 et qui, du même coup, s'est vu imposer un "exil" sans en connaître très profondément les raisons. Cette littérature qui se détermine par l'appartenance des écrivains à une communauté somme toute spécifique, et par des circuits d'édition et de diffusion touchant des publics français, semble malgré tout différer à la fois de la littérature française et de la production des aînés, celle dite "coloniale" et celle regroupée sous l'expression "Ecole d'Alger". Si on y lit toutefois le même attachement viscéral au Maghreb, à la terre de naissance, ces écrits, dont le motif identitaire reste paradoxalement dominant, sont souvent prétexte (cf. notamment les écrits d'Alain Vircondelet) au développement de tout un discours visant, par-delà la nostalgie d'un éden perdu, la reconnaissance de l'entité sociale algérienne, donc d'une Histoire et d'une culture entièrement occultées, voire étouffées par la domination coloniale. Aussi, seules les lectures pratiquées à partir du Maghreb, par une sensibilité maghrébine voire méditerranéenne restent-elles, sans aucun doute, à même de mieux déchiffrer et comprendre les thématiques développées, les réseaux d'allusions mis en place, les connivences de la mémoire, les connotations d'ordre culturel liées à la terre d'origine. A l'instar de l'Orient, le Maghreb n'a cessé et ne cesse d'alimenter l'imaginaire européen. Depuis le XIXème siècle, de nombreux récits de voyage, essais et romans ont donné de cette partie sud de la Méditerranée des images plus ou moins fidèles, souvent empreintes d'un exotisme réducteur et stéréotypé, d'où, pour une bonne part à l'origine, le désir des auteurs maghrébins de donner, en français, dans la langue de 1'"Autre", une vision, de l'intérieur, corrigée et nuancée, plus conforme à la réalité. Pour ces derniers, si le choix du français, comme langue d'écriture, a pendant longtemps été douloureux et culpabilisant, parce que vécu, selon l'expression d'Albert Memmi, comme un "drame linguistique", cette négativité de la langue est, aujourd'hui, largement dépassée, même inversée. La fécondité et la valeur esthétique des productions littéraires démontrent avec éclat que cette littérature, constamment à l'épreuve du temps, arrive à déjouer les impasses linguistiques, à dépasser les anomalies de l'Histoire, même si le champ de la réception au Maghreb, et donc celui des lecteurs-destinataires potentiels, reste malgré tout posé. En ne représentant plus la langue du pouvoir, le français acquiert, aujourd'hui, un rôle créatif beaucoup plus important, puisque permettant la transgression, la révolte, le dévoilement surtout par le biais de l'autobiographie. Reste maintenant, pour les pays du Maghreb, à impulser, développer et encourager, un véritable travail de traduction des œuvres qui composent cette littérature afin de réintégrer tout ce patrimoine culturel créatif dans la langue nationale. C'est là l'enjeu à la fois politique et culturel du Maghreb de demain. Yamina Mokaddem est sémiologue, chargée de mission au Centre culturel algérien à Paris. uploads/Litterature/ 9-19-26-pdf.pdf
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- Publié le Jul 22, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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