Marges linguistiques - Numéro 1, Mai 2001 http://www.marges-linguistiques.com -

Marges linguistiques - Numéro 1, Mai 2001 http://www.marges-linguistiques.com - M.L.M.S. éditeur - 13250 Saint-Chamas 1 Mai 2001 Entre langue, discours (texte), et narration : Sur le choix de l’anaphore dans un exemple de style/discours indirect libre1 Par Guy Achard-Bayle Université de Paris VI France Le style ou discours indirect libre (SIL/DIL) a longtemps été pris – il l’est encore parfois – pour un phénomène grammaticalement “ marginal ” : “ Le DIL n’est pas un phénomène relevant de la syntaxe ” (Maingueneau, 1990 : p. 98). Considéré souvent comme littéraire, il a été ou il est situé aux marges de la langue ordinaire2, et (par conséquent), sinon aux confins de la linguistique, du moins au croisement où celle-ci rencontre d’autres disciplines et par contrecoup perd l’exclusive de la description3. Si, toutefois, l’une et l’autre de ces considérations ont été remises en question, tant au plan de la recherche qu’à celui de l’apprentissage (Authier & Meunier, 1977, Combettes, 1989 et 1990), il n’en reste pas moins que ce type de discours rapporté (DR) reste difficile à identifier, donc à décrire comme tel, en ce qu’il ne présente apparemment pas de marques propres, et tend à “ se confondre ” sinon avec le discours narratif proprement dit, du moins avec certaines formes de “ narration intérieure ” – voir “ ce passage insensible, progressif, du psycho-récit au monologue narrativisé (et inversement) ” chez D. Cohn (1981 : p. 161). Or s’il s’avérait, comme le soutient S.-Y. Kuroda (op. cit. : p. 256), que “ le narrateur omniscient ne peut être identifié par aucun mécanisme linguistique dont l’existence soit établie indépendamment de l’hypothèse qu’il existe un tel narrateur ” (nous soulignons), nous nous retrouverions alors, non plus aux confins ou aux marges, mais bien à l’extérieur de la linguistique. Notre propos, ici, sera modeste. Il sera d’abord de reprendre un certain nombre d’études, qui, d’une manière ou d’une autre, conduisent au constat de J. Authier-Revuz (1993 : p. 14) : [Le SIL/DIL et le DDL (discours direct libre)] sont des formes non marquées, purement interprétatives de représentation d’un autre acte d’énonciation : certains indices vont, de façon très claire ou de façon tout à fait incertaine, conduire à interpréter, dans une suite de phrases P1 P2 P3… ou une suite d’événements X1 X2 X3…, une phrase P2, ou un événement X2, comme relevant d’un autre acte d’énonciation. (nous soulignons) – un constat, donc, que l’on pourrait dire “ d’échec ” en termes de fait de langue, et de description linguistique. 1 Nous remercions chaleureusement M. Santacroce et les relecteurs de la Revue, ainsi que M. Charolles, M. Perret et C. Schnedecker dont les précieuses remarques nous ont aidé à amender une première version de ce texte. 2 Cf. J.-C. Chevalier et al. (1964, rééd. 1988 : p. 122), M. Arrivé et al. (1986 : p. 237), M. Riegel et al. (1994 : p. 600), A. Banfield (1995 : p. 117) ; L. Rosier (1999 : p. 125) parle de “ marges ” pour tout type de discours rapporté. 3 On en veut pour preuve le texte fondateur de M. Bakhtine (1929/1977, ch. 9 à 11), mais aussi celui où O. Ducrot (1984 : pp. 206 sq.) emprunte explicitement à G. Genette (1972). Plus explicites encore, de ce point de vue, les textes et titres de : A. Banfield (1978) et S.- Y. Kuroda (1979). Marges linguistiques - Numéro 1, Mai 2001 http://www.marges-linguistiques.com - M.L.M.S. éditeur - 13250 Saint-Chamas 2 Notre propos sera également de reprendre l’exemple célèbre de SIL/DIL, traité par de nombreux auteurs (La Fontaine, Le Savetier et le Financier, vers 39-49 ; le texte intégral se trouve en fin de contribution) : 39. […] il perdit la voix 40. Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines. 41. Le sommeil quitta son logis ; 42. Il eut pour hôtes les soucis, 43. Les soupçons, les alarmes vaines ; 44. Tout le jour, il avait l’œil au guet ; et la nuit, 45. Si quelque chat faisait du bruit, 46. Le chat prenait l’argent. À la fin le pauvre homme 47. S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus. 48. “ Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme, 49. Et reprenez vos cent écus. ” Il sera, à partir de variations que nous pourrons lui faire subir, d’étudier le rôle “ instructionnel ” que joue le SN anaphorique souligné (au vers 46) ; ou encore de montrer que du choix du SN anaphorique dépend l’interprétation “ discursive ” (“ focalisée ” , “ opaque ” ) et non “ historique ” (“ omnisciente ” , “ transparente ” ) de ce fragment de récit. Nous inscrirons donc aussi notre contribution dans le cadre de recherches pragma- sémantiques sur l’anaphore. Il nous semble en effet que, dans l’exemple cité, le problème de l’hétérogénéité, donc de l’attribution de paroles ou pensées rapportées à une source ou origine énonciative, parmi plusieurs concurrentes, n’a pas été traité, ou traité suffisamment, comme étant aussi une question de représentation ou de “ mode de donation ” du référent. Dans ces conditions, nous essayerons de montrer que le calcul d’attribution dont nous parlions peut être orienté ou supporté par les instructions propres au sémantisme des SN anaphoriques. Chemin faisant, et plus systématiquement en conclusion, on sera amené à se demander d’une part si l’on est “ condamné ” à considérer le SIL/DIL comme un fait non marqué, ou strictement interprétatif : un “ effet de narration ” ; d’autre part, et plus radicalement, s’il est encore pertinent, pour les phénomènes étudiés (hétérogénéité énonciative ou polyphonie, empathie et anaphore...), de chercher à déterminer, comme “ fait linguistique ” , ce qui ressortit à la langue et ce qui ressortit au discours (“ ordinaire ” ou pas). Nous procéderons en trois temps : nous consacrerons la première partie à rappeler les principaux problèmes que le SIL/DIL soulève, en termes de marques et de marges linguistiques, au travers ou non de l’exemple cité ; puis nous passerons à l’analyse de cet exemple dans la perspective annoncée ; enfin nous reprendrons la question des marques et des marges dans la description de ce type de discours rapporté. 1. Le SIL/DIL aux marges de la linguistique ? Comme on l’a dit, la situation et la description linguistiques du SIL/DIL – voire plus généralement du DR – ont plongé, plongent plus d’un auteur dans l’embarras. Ceci s’explique et se comprend si et tant que l’on considère le discours comme ce qui échappe au domaine de la langue (Arrivé et al., op. cit. : p. 234 ; Rosier, 1999 : p. 11). Mais il semble que cet embarras s’estompe dès lors qu’on s’inscrit, en rupture avec Saussure et son “ objectivisme abstrait ” (Yaguello, 1977 : p. 12), dans le courant socio- ou pragma-linguistique qui, d’un bout à l’autre du XXème siècle, unit les travaux de M. Bakhtine (sur la “ polyphonie ” , 1929/1977) à ceux d’O. Ducrot (sur la “ double énonciation ” , 1980 et 1984). Nous bâtirons cette partie sur les travaux de M. Bakhtine, qui sont considérés comme fondateurs par la plupart des auteurs qui s’intéressent aujourd’hui à la question ; nous verrons néanmoins que M. Bakhtine a repris un certain nombre de ses contemporains ; nous serons également amené à citer certaines des nombreuses gloses que ses travaux ont suscitées. Marges linguistiques - Numéro 1, Mai 2001 http://www.marges-linguistiques.com - M.L.M.S. éditeur - 13250 Saint-Chamas 3 1.1. Discours, polyphonie et SIL La rupture de M. Bakhtine avec Saussure et son “ objectivisme abstrait ” repose, entre autres, sur l’observation que le “ discours ” , dans le sens où l’on vient de le définir, est – repose sur – une multitude de formes qu’on ne peut contrôler, ou du moins que le linguiste saussurien ne saurait contrôler sans violence réductrice (Bakhtine, 1977 : p. 97). Pour autant, et cette fois d’un point de vue bakhtinien, ce sera une autre difficulté que de considérer le DR, en ce qu’il est à la fois un “ discours dans le discours ” , ou une “ énonciation dans l’énonciation ” , et “ un discours sur le discours, une énonciation sur l’énonciation ” (Bakhtine, op. cit. : p. 161) ; et plus encore de considérer parmi les formes du DR le SIL/DIL, avec lequel : nous ne trouvons pas en présence d’un simple mélange mécanique, de l’addition arithmétique de deux formes [discours direct : DD, et discours indirect : DI], mais bien d’une tendance complètement nouvelle, positive, dans l’appréhension active de l’énonciation d’autrui, d’une orientation particulière, de l’interaction du discours narratif et du discours rapporté. (Bakhtine, 1977 : p. 195 ; souligné par l’auteur ; “ mélange ” fait référence à Tobler, 1899 : p. 437) M. Bakhtine a donc eu le mérite, et bien avant d’autres, de présenter le SIL sous un jour positif, dégagé du carcan “ déviationniste ” qui en a fait un dérivé mixte du DD et du DI. (Combettes, 1989 : p. 111 ; Authier-Revuz, 1992). 1.2. uploads/Litterature/ achard-discurso-indirecto-libre.pdf

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