INTRODUCTION Dans les conversations, dans les œuvres littéraires, théâtrales ou

INTRODUCTION Dans les conversations, dans les œuvres littéraires, théâtrales ou cinématographiques, mais aussi dans toute forme de parole publique, l'humour contribue à révéler les aspects plaisants, incongrus ou parfois absurdes de la réalité. L'humour est lié au registre* comique, qui cherche à faire rire et à divertir. Il naît de la matière même de ce qui est raconté, par exemple dans un récit de scènes drôles et cocasses ; il est également affaire de style et de procédés, notamment quand il repose sur l'imitation, la caricature, ou sur des inventions verbales qui permettent de faire entendre une langue nouvelle et insolite. Repères On appelle registre littéraire le ton (ou la tonalité) d'un texte, qui vise à susciter une émotion particu­ lière chez le lecteur. On en distingue plusieurs, Le registre pathétique (ou pathos) a pour but de faire naître chez le lecteur des émotions tristes et un fort sentiment de compassion envers les personnages. Le registre comique cherche à amuser le lecteur, à le faire rire ou sourire. Ce sont les deux registres principaux que l'on peut identifier dans L'Écume des jours; mais il en existe bien d'autres; les registres fantastique, tragique, merveilleux, etc. Mais l'humour ne sert pas qu'à divertir. Il permet aussi de dénoncer ou contester : de Molière à Alfred Jarry, de L'Assiette au beurre à Charlie Hebdo, de Charlie Chaplin à Jean Dujardin et Omar Sy, l'hu­ mour traverse des formes et des genres multiples pour travestir le réel et en révéler les défauts. Les manifestations de l'humour que sont la parodie, la satire et la caricature contribuent ainsi à la dénon­ ciation sociale et aux débats d'idées, quitte à provo­ quer, diviser, voire choquer. L'humour peut faire rire des situations ou des événements les plus sombres, et donc a priori les moins risibles. Il s'offre alors comme un exutoire, c'est-à-dire une façon de lutter contre l'absurdité ou la cruauté du monde. Cette forme sin­ gulière d'humour, qu'André Breton le premier a dési­ gnée comme « humour noir » (dans son Anthologie de l'humour noir, parue en 1939), souligne le lien que l'humour peut entretenir avec la tristesse et la mélan­ colie. En explorant les extrêmes à travers l'absurde ou la fantaisie, il amène l'auditeur ou le lecteur entre le rire et les larmes. En littérature, l'humour assume non seulement tous ces rôles (il divertit, il dénonce, il aide le lecteur à conjurer ses peurs), mais il revêt aussi une autre fonc­ tion qui concerne le langage en tant que tel. En effet, l'humour sert à jouer avec la langue de tous les jours, avec ses conventions, toutes ces règles qu'énoncent la Dossier 339 grammaire et les dictionnaires : l'écrivain les connaît et s'amuse à les subvertir, à les briser pour le plus grand plaisir du lecteur qui se retrouve complice de cette joyeuse liberté. Dans ses romans, mais aussi dans ses chansons, Boris Vian a recouru aux différentes formes de l'hu­ mour, mêlant bien souvent au comique le plus léger une intention critique et un ton parfois grinçant. C'est le cas par exemple de ses chansons les plus célèbres comme « La complainte du progrès » qui critique la société de consommation en énumérant les objets ménagers les plus fantaisistes (« Une tourniquette / pour faire la vinaigrette / un bel aérateur / pour bouffer les odeurs ») ; ou « La java des bombes atomiques » dont le titre même annonce qu'un sujet grave va être traité de manière joyeuse. L'Écume des jours, qui commence comme un conte de fées et s'achève comme un récit tragique, englobe ces différentes formes d'humour. Lire L'Écume des jours à travers ce prisme, c'est donc rendre compte de sa puissance poétique et argumentative. L'humour féconde l'imaginaire et transforme ainsi une histoire d'amour en fête du langage, mais il témoigne aussi d'une inquiétude et d'un pessimisme profonds face aux forces de destruction qui menacent les protagonistes. Le rire, au départ euphorique et joyeux, se fait doux-amer, et cède progressivement la place à l'humour noir. 340 Dossier C'est ce cheminement que l'on se propose de suivre, à travers une exploration en quatre étapes : I. Humour et imaginaire II. Humour et amour III. Humour et critique sociale IV. L'humour et la mort Dossier 341 I. HUMOUR ET IMAGINAIRE L'humour, dans L'Écume des jours, contribue à éla­ borer un univers merveilleux. Il se manifeste par des inventions qui donnent au récit sa tonalité fantaisiste et légère. Pensons par exemple à la création d'objets imaginaires et aux noms qui servent à les désigner, à la dimension absurde de certaines situations, ainsi qu'au goût de la parodie : l'humour permet ici de créer un univers autonome où les règles de la raison ne peuvent plus prévaloir. Dans cette œuvre, l'humour est à la fois un défi à la logique et au réalisme : il met en scène un monde insolite qui suscite chez le lecteur surprise et enchantement. 1 . Un univers merveilleux Le règne de l’imaginaire L'importance accordée à l'imaginaire est soulignée dès l'Avant-propos, où le narrateur affirme sans détour : « l'histoire est entièrement vraie, puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre» (p. 29, I. 11-12). Cette affirmation paradoxale peut faire sourire, mais elle n'est pas qu'une plaisanterie. Elle vise aussi à valo­ riser l'imagination et la liberté de ton, au détriment des descriptions réalistes auxquelles le lecteur est habitué. Et de fait, dès le premier paragraphe du chapitre i, le récit s'affranchit des règles de la vraisemblance: la serviette-éponge dans laquelle s'enroule Colin est Dossier désignée comme une « serviette de tissu boudé », et Colin prend son vaporisateur « à l'étagère », et non sur l'étagère (p. 31, I. 2 et 3-4), comme si celle-ci était un être vivant. Dans cet univers étrange, les paupières repoussent, le bain se vide au moyen d'un trou qu'on perce au fond de la baignoire, l'appartement est éclairé par deux soleils, et les souris « danse[nt] au son des chocs des rayons de soleil sur les robinets » (p. 34, 1.10-12). Le langage ne se réfère plus à une réalité connue du lecteur, comme le montre le passage suivant, véri­ table parodie de comparaison* : « Son peigne d'ambre divisa la masse soyeuse en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l'aide d'une fourchette dans de la confiture d'abricots» (p. 31, I. 5-8). L'effet de surprise, qui abolit tout rapport avec la réalité, est ici suscité par l'association des images. La première métaphore* (« en longs filets orange ») est inattendue - quelle étrange façon de parler des che­ veux ! - mais elle est suivie d'une autre, plus habituelle au lecteur, qui compare le peigne au travail du labou­ reur. Puis, la troisième déroute à nouveau le lecteur, puisque les sillons ne sont plus ceux des champs, mais ceux d'une fourchette dans de la confiture d'abricots - et tout à coup l'adjectif « orange » prend tout son sens... 341 Dossier 343 Repères La comparaison est une figure de style par laquelle sont rapprochées deux réalités au moyen d'un outil de comparaison {« pareil à », « comme... », etc.). La métaphore opère ce rapprochement par analo­ gie, sans outil de comparaison. Ex : « Vieil Océan, 6 grand célibataire » (Lautréamont, Les Chants de Maldoror). Des personnages de conte merveilleux La présentation des personnages s'écarte elle aussi des règles habituelles du genre romanesque. Dans un roman traditionnel, les personnages sont le plus sou­ vent dotés d'un prénom et d'un nom de famille, ils ont un passé et une histoire familiale, et le narrateur décrit leur caractère et leur aspect physique. Or, dans L'Écume des jours, nous avons affaire à des héros dont le passé et la famille ne sont jamais mentionnés et qui, à l'ex­ ception d'Isis Ponteauzanne, sont désignés par leur seul prénom. Leurs traits psychologiques ne se révèlent qu'au cours de l'action, à travers leurs propos et leurs réactions aux événements. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les dialogues sont si nombreux : le narrateur se fait discret, comme s'il voulait laisser la parole à ses personnages. Dans le premier chapitre, l'évocation de la personnalité de Colin est sommaire, puisqu'il est uossier seulement qualifié de « très gentil » (p. 32, I. 10), et la description de son physique ne fait l'objet que d'une brève esquisse, le narrateur soulignant sa ressemblance avec « le blond qui joue le rôle de Slim dans Hollywood Canteen » (p. 32, I. 5-6). La référence à cette comé­ die musicale produite en 1944 devient ici une mise en abyme* de l'univers de fantaisie et de rêve dans lequel le lecteur est invité à pénétrer. La mise en abyme, en littérature, consiste à évoquer au sein d'une œuvre une autre œuvre (qui peut être littéraire, théâtrale, picturale, cinématographique, etc.) qui lui ressemble par certains aspects. Dans L'Écume des jours, la référence à la comédie musicale Hollywood Canteen pour évoquer le per­ sonnage de Colin (p. 32, I. 5-6) éclaire ainsi les choix de Boris Vian. Comme uploads/Litterature/ ecume-des-jours-boris-vian 1 .pdf

  • 19
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager